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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/285

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donne ce vice, je me contentais simplement d’en passer par ce qu’il comporte d’ordinaire, car « aucun vice n’est sans conséquences (Sénèque) ». Je hais presque au même degré une oisiveté croupissante et endormie, qu’une occupation ardue et pénible ; celle-ci m’agite, celle-là m’assoupit. J’aime autant les blessures que les meurtrissures, les coups qui pourfendent que ceux qui ne font pas plaie. En agissant de la sorte, j’en suis arrivé, dans les rapports de cette nature, alors que je pouvais davantage m’y livrer, à observer un juste milieu entre ces deux extrêmes. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé, ni affligé ; mais seulement échauffé, et je ménageais mes forces ; il faut s’en tenir là, il n’est nuisible qu’aux fous. — Un jeune homme demandait au philosophe Panétius s’il convenait au sage d’être amoureux : « Laissons là le sage, lui répondit-il, ni toi ni moi ne le sommes, et ne nous engageons pas dans une chose qui émeut si violemment, qu’elle nous fait l’esclave d’autrui et nous rend méprisables à nous-mêmes. » Il disait vrai, il ne faut pas engager son âme dans une affaire aussi entraînante par elle-même qu’est l’amour, si elle n’est en état d’en soutenir les effets et de contredire par la réalité ce mot d’Agésilas : « la sagesse et l’amour ne vont pas ensemble ». C’est, j’en conviens, une occupation frivole, qui blesse les convenances, honteuse, illégitime ; mais, conduite comme je l’indique, je la crois utile à la santé, propre à dégourdir un esprit et un corps alourdis ; et si j’étais médecin, je la conseillerais, aussi bien que tout autre traitement, à un homme de ma complexion et en ma situation, pour l’éveiller, le maintenir en force longtemps encore quand viennent les ans et retarder pour lui les étreintes de la vieillesse. Tant que nous n’en sommes qu’aux approches, que notre pouls bat encore, « alors que ne font qu’apparaître nos premiers cheveux blancs et les premières atteintes de l’âge, qu’il reste encore à la Parque de quoi filer pour nous, que nous avons encore l’usage de nos jambes et qu’un baton ne nous est pas encore indispensable (Juvénal) », nous avons besoin d’être sollicités et chatouillés par quelque sensation comme celle-ci qui nous agite et nous stimule. Voyez combien l’amour a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaîté au sage Anacréon. Socrate, à un âge plus avancé que le mien, ne disait-il pas, en parlant d’une personne pour laquelle il concevait ce sentiment : « Ayant mon épaule appuyée contre la sienne comme si nous regardions ensemble un livre, sans mentir, je ressentis soudain une piqûre dans l’épaule, semblant produite par une morsure d’insecte ; et cette impression de fourmillement persista pendant cinq jours, m’occasionnant au cœur une démangeaison continue. » Ainsi le contact tout fortuit, rien que d’une épaule, échauffait et faisait sortir de son état ordinaire cette âme déjà refroidie et énervée par l’âge et qui, entre toutes celles des hommes, a approché le plus de la perfection. Et pourquoi pas ? Socrate était homme et ne voulait ni être ni sembler être autre chose. — La philosophie ne s’élève pas contre les voluptés qui sont dans l’ordre de la nature, pourvu qu’on n’en -