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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/289

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suivre ses penchants s’ils peuvent être préjudiciables à l’esprit, mais pourquoi ne serait-ce pas aussi chose raisonnable que l’esprit ne s’abandonnât pas aux siens, quand ils peuvent être préjudiciables au corps ?

Avantages que le vieillard, qui n’a pas encore atteint la décrépitude, peut retirer de l’amour. À dire vrai, l’amour sans limites ne convient qu’à la première jeunesse. — Je n’ai pas d’autre passion qui ait action sur moi ; ce que font l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès sur ceux qui, comme moi, n’ont pas d’occupation déterminée, l’amour, plus que tout autre mobile, est capable de le produire en moi. Il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne. Il ferait que la façon dont je me présente, malgré les outrages de la vieillesse, outrages qui nous déforment et nous mettent dans un état si pitoyable, se maintiendrait sans altération ; que je me remettrais à ces sages et saines études, par lesquelles je gagnerais en estime et en affection parce qu’alors mon esprit, ne désespérant plus de luimène et de ses moyens, se ressaisirait. J’y trouverais une diversion aux mille pensées ennuyeuses, aux mille chagrins qui ont leur source dans la mélancolie en laquelle nous plongent à cet âge l’oisiveté et le mauvais état de notre santé. Il réchaufferait, au moins en songe, ce sang que la nature abandonne, soutiendrait notre tête qui s’incline, nous distendrait les nerfs, rendrait un peu de vigueur et de plaisir à vivre à ce pauvre homme qui marche à grands pas vers sa ruine. Mais, d’autre part, je comprends bien que c’est là une commodité fort malaisée à recouvrer ; par suite de la faiblesse en laquelle nous sommes tombés et de notre longue expérience, notre goût est devenu plus délicat et plus raffiné ; nous demandons plus, alors que nous apportons moins ; nous sommes plus difficiles dans notre choix, quand nous avons moins qui milite en notre faveur, et, nous reconnaissant tels, nous sommes moins hardis et plus défiants ; rien ne peut plus nous donner l’assurance d’être aimés, vu les conditions en lesquelles nous sommes tombés et celles de cette verte et bouillante jeunesse. J’ai honte de me trouver au milieu d’elle « dont la raideur de nerfs, qui fait que toujours elle est en état de bien faire, n’a rien à envier à l’arbre qui se dresse sur la colline (Horace) » ; pourquoi aller étaler notre misère au milieu de cette allégresse, « et divertir à nos dépens ces jouvenceaux ardents, en leur montrant un flambeau réduit en cendres (Horace) » ? Ils ont la force et la raison, cédons-leur une place que nous ne pouvons plus occuper ; ces bourgeons de beauté naissante ne souffrent pas d’être maniés par des mains aussi engourdies, et l’emploi de moyens exclusivement matériels ne leur suffit pas, comme le fit entendre un jour ce philosophe des temps anciens répondant à quelqu’un qui le raillait de n’avoir pas su gagner les bonnes grâces d’une jeunesse qu’il poursuivait de ses assiduités : « Mon ami, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. » C’est un commerce où il faut que les parties en présence soient dans