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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/306

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à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens, selon qu’ils ont deseruy, il en doibt estre loyal et auisé dispensateur. Si la liberalité d’vn Prince est sans discretion et sans mesure, ie l’ayme mieux auare.La vertu Royalle semble consister le plus en la iustice. Et de toutes les parties de la iustice, celle là remerque mieux les Roys, qui accompagne la liberalité. Car ils l’ont particulierement reseruce à leur charge : là où toute autre iustice, ils l’exercent volontiers par l’entremise d’autruy. L’immoderee largesse, est vn moyen foible à leur acquerir bien-vueillance car elle rebute plus de gens, qu’elle n’en practique : Quo in plures vsus sis, minus in multos vti possis. Quid autem est stultius, quam, quod libenter facias, curare vt id diutius facere non possis ? Et si elle est employee sans respect du merite, fait vergongne à qui la reçoit et se reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple, par les mains de ceux mesme, qu’ils auoyent iniquement auancez : telle maniere d’hommes, estimants asseurer la possession des biens indeuement receuz, s’ils montrent auoir à mespris et hayne, celuy duquel ils les tenoyent, et se r’allient au iugement et opinion commune en cela.Les subiects d’vn Prince excessif en dons, se rendent excessifs en demandes : ils se taillent, non à la raison, mais à l’exemple. Il y a certes souuent, dequoy rougir, de nostre impudence. Nous sommes surpayez selon iustice, quand la recompence esgalle nostre seruice : car n’en deuons nous rien à nos Princes d’obligation naturelle ? S’il porte nostre despence, il fait trop c’est assez qu’il l’ayde : le surplus s’appelle bien-faict, lequel ne se peut exiger car le nom mesme de la liberalité sonne liberté. À nostre mode, ce n’est iamais faict : le reçeu ne se met plus en compte : on n’ayme la liberalité que future. Par quoy plus vn Prince s’espuise en donnant, plus il s’appaourit d’amys. Comment assouniroit il les enuies, qui croissent, à mesure qu’elles se remplissent ? Qui a sa pensee à prendre, ne l’a plus à ce qu’il a prins. La conuoitise n’a rien si propre que d’estre ingrate.L’exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu, pour seruir aux Roys de ce temps, de touche, à recognoistre leurs dons, bien ou mal employez et leur faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement, qu’ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs emprunts, apres sur les subiects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien et n’en recoiuent aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Croesus luy reprochoit sa largesse : et calculoit à combien se monteroit son thresor,