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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/319

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triompher, leur généreuse obstination à supporter toutes les difficultés et souffrances les plus extrêmes, la mort même, plutôt que de se soumettre à la domination de gens qui les avaient si honteusement abusés : certains, faits prisonniers, allant jusqu’à se laisser mourir de privations et de faim entre les mains de leurs ennemis, plutôt que d’accepter la vie de la part d’adversaires qui, pour les vaincre, avaient mis en œuvre des procédés aussi vils ; quand je réfléchis à tout cela, je suis amené à penser que s’ils avaient été attaqués à armes égales et avaient eu la même expérience que leurs vainqueurs, ne leur eussent-ils pas été supérieurs en nombre, la victoire eût été disputée avec le même acharnement, plus grand peut-être encore, qu’en aucune autre des guerres dont nous sommes témoins.

Tout autre eût été le sort de ces peuples s’ils fussent tombés entre les mains de conquérants plus humains et plus policés. Témoignage de leur bon sens et de leur mansuétude. — Que n’est-ce par Alexandre, ou ces anciens Grecs et Romains, que cette si noble conquête ait été faite ! Cette transformation de tant d’empires et de peuples, ces si grands changements eussent été effectués avec douceur ; c’est progressivement qu’eût été défriché ce qu’il y avait en eux d’inculte ; les bonnes semences qu’ils tenaient de la nature eussent été consolidées et mises à même de germer ; et les conquérants, introduisant chez eux les progrès réalisés pour la culture de la terre et aussi, en admettant que cela eût été nécessaire, les arts concourant à l’ornement des villes, auraient en même temps associé les vertus grecques et romaines à celles déjà innées chez ces peuples. Quelle réparation, quelle amélioration c’eut été pour leur civilisation, comparées à ce qu’ont causé les exemples et les débordements de ceux des nôtres qui, les premiers, ont abordé ces terres nouvelles si, en amenant ces populations à admirer et imiter leurs vertus, ils avaient fait naître entre elles et nous un accord fraternel et régner la bonne intelligence ! Combien il eût été facile de tirer profit de ces ânies neuves, affamées du désir d’apprendre et qui, pour la plupart, présentaient de si heureuses dispositions naturelles ! Au lieu de cela, nous avons abusé de leur ignorance et de leur inexpérience, pour leur inculquer plus facilement la trahison, la luxure, l’avarice ; pour les porter à des actes de toutes sortes d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui jamais a sacrifié à ce degré, dans l’intérêt du commerce et du trafic ? Que de villes rasées, que de nations exterminées, que de millions d’individus passés au fil de l’épée, que de bouleversements dans cette si belle et si riche partie du monde, pour le négoce des perles et du poivre ! Misérables victoires ! Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques n’ont poussé à ce point les hommes les uns contre les autres et produit de si horribles hostilités et de si révoltantes calamités.

En suivant les côtes, quelques Espagnols, à la recherche de mines, prirent terre dans une contrée fertile, agréable à l’œil et fort peu-