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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/393

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suis pas là, en dehors du surcroît de dépenses auxquelles je suis obligé pour moi-même, il s’y dépense autant que quand j’y suis.

Les voyages ont l’inconvénient de coûter cher, mais cela ne l’arrêtait pas ; il s’arrangeait du reste pour y subvenir sans entamer son capital. — Les voyages n’ont de déplaisant pour moi que la dépense qui est considérable et dépasse mes ressources, ayant coutume de me faire suivre d’un train de maison, non seulement dans la mesure du nécessaire, mais permettant de faire figure ; ce qui m’oblige à en réduire d’autant plus la fréquence et la durée, car je n’y emploie que le surplus de mes revenus et ma réserve, temporisant, ajournant suivant ce dont je puis disposer. Je ne veux pas que le plaisir de me promener enlève rien à mon bien-être quand je suis au repos ; j’entends, au contraire, que les satisfactions que j’éprouve dans les deux cas, se complètent les unes par les autres et s’en trouvent accrues. La fortune m’est venue en aide sur ce point, en ce que, préoccupé par-dessus tout de mener une vie tranquille, plutôt oisive qu’affairée, elle m’a délivré du souci d’augmenter mes richesses, pour pourvoir à l’avenir de nombreux enfants. Je n’ai qu’une fille ; si elle n’a pas assez de ce qui m’a abondamment suffi, tant pis pour elle il y aura imprudence de sa part, et elle ne méritera pas que je lui en désire davantage. Chacun, à l’exemple de Phocion, pourvoit suffisamment ses enfants, quand il les dote dans la mesure où, s’ils lui ressemblaient, cela leur suffirait. Je ne suis pas, à cet égard, de l’avis de Cratès, qui déposa ses fonds chez un banquier, en disposant que « si ses enfants étaient des sots, cet argent leur serait remis ; et que, s’ils étaient intelligents, il serait distribué aux plus sots du peuple », comme si les sots, parce qu’ils sont moins capables de se passer de richesses, étaient plus capables d’en user ! — Quoi qu’il en soit, le dommage qui pourrait résulter de mon absence, pour la gestion de mes biens, ne me parait pas valoir, tant que je serai à même de le supporter, que je me prive des occasions qui se présentent de me distraire des ennuis auxquels je suis en butte quand je suis chez moi.

Si peu qu’il s’occupât de son intérieur, il y trouvait mille sujets de contrariété qui, si légers qu’ils soient, constamment répétés, ne laissent pas de blesser souvent davantage que de plus grands maux. — Il s’y trouve toujours quelque chose qui va de travers tantôt ce sont les affaires d’une maison qui vous tiraillent, tantôt celles d’une autre ; vous voyez tout de trop près, votre perspicacité vous nuit ici, comme cela arrive souvent ailleurs. J’évite de me fâcher et feins de ne pas voir les choses qui vont mal ; néanmoins je ne puis tant faire qu’à toute heure, je ne me heurte à quelque rencontre qui me déplaît ; et les friponneries qu’on me cache le plus, sont celles que je connais le mieux ; il en est même auxquelles, pour en atténuer les inconvénients, il faut se prêter soi-même à les cacher. Légers désagréments, direz-vous ; oui, mais si légers qu’ils soient parfois, ce