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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/397

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manière de faire, et ferai tout mon possible pour que ceux qui viendront après moi s’y emploient de même. Si je pouvais davantage pour son souvenir, je le ferais ; je me fais gloire de ce que sa volonté s’exerce encore et s’accomplit par mon fait. Plaise à Dieu que jamais je ne manque une occasion d’agir, quand cela se pourra, comme l’eût fait de son vivant un si bon père. Si je me suis mêlé d’achever quelque vieux pan de mur et de modifier quelque partie de bâtiment mal établic, c’est certainement parce que tel était son projet, beaucoup plus que parce que cela me convenait ; et je me reproche ma fainéantise qui m’a empêché de continuer la belle restauration qu’il avait commencé de faire subir à notre maison, d’autant que je risque fort d’en être le dernier propriétaire de notre race et celui qui y portera la dernière main. Mais je ne suis porté personnellement ni au plaisir de bâtir qu’on dit si attrayant, ni à chasser, jardiner, ni aux autres passe-temps de la vie de campagne ; aucun n’est susceptible de beaucoup m’amuser. Ce sont là choses que je ne pratique pas, non plus que les opinions qui peuvent m’être une source de difficultés ; je ne me soucie pas tant d’en avoir de robustes et d’éclairées, que de faciles et commodes pour l’existence ; elles sont suffisamment saines et justes, quand elles sont utiles et agréables. Ceux qui m’entendent affirmer mon incapacité à m’occuper d’économie domestique, me soufflent à l’oreille que c’est par dédain. Que si je néglige de connaître les instruments dont il est fait usage pour les labours, les saisons qui leur sont propres, l’ordre dans lequel il doit y être procédé ; comment se font mes vins, se greffent mes arbres ; de possèder le nom des plantes et des fruits et les distinguer ; de savoir la manière d’apprêter les viandes que nous mangeons journellement, démêler le nom et le prix des étoffes dont nous nous habillons, c’est parce que j’ai à cœur de m’occuper de sciences plus relevées, ceux-là m’irritent profondément par leurs réflexions ; si cela était, ce serait sottise, et plutôt bêtise que gloire. Je préfèrerais, en effet, être bon écuyer, que bon logicien : « Que ne t’occupes-tu plutôt à des choses utiles, à faire des paniers d’osier ou des corbeilles de jonc (Virgile) ! » Nous occupons notre pensée de généralités, des causes et de la marche de tout ce dont se compose l’univers, toutes choses qui s’accomplissent très bien sans nous, et nous laissons de côté ce qui concerne l’homme en général et notre propre personnalité qui nous touche de plus près encore.

Le plus ordinairement je réside chez moi ; je voudrais m’y plaire plus qu’ailleurs : « Après tant de voyages par terre et par mer, après tant de fatigues et de combats, puissé-je enfin y trouver le repos pour ma vieillesse (Horace) ! » je ne sais si j’en viendrai à bout. J’aurais voulu, en place de quelque autre partie de sa succession, avoir hérité de mon père l’amour passionné que, dans ses vieux ans, il portait à l’exploitation de ses biens ; il était heureux de borner ses désirs à sa situation et de savoir se contenter de ce qu’il avait. Les gens qui s’adonnent à l’étude des hautes questions