quoi largement tenir notre rang, abandonnons à sa merci, sans y tant regarder, l’excédent que nous tenons de la libéralité de la fortune : c’est la part du glaneur. En somme, je n’attache pas tant d’importance à la bonne foi de mes gens, que je me soucie peu du tort qu’ils me font. Oh ! quelle vilaine et sotte occupation que d’être constamment occupé de son argent, de se plaire à le manier,[1] à le peser, à le recompter ! c’est par là que l’avarice nous gagne.
Il n’a jamais pu s’astreindre à lire un titre, un contrat ; chez lui, la moindre chose le préoccupe. — Depuis dix-huit ans que j’administre mes biens, je n’ai pas su prendre sur moi d’examiner ni mes titres de propriété ni mes principales affaires, que je devrais cependant connaître à fond, puisque j’ai à y veiller. Ce n’est pas par mépris des choses passagères de ce monde, inspiré par la philosophie je n’en suis pas détaché à ce degré, et les estime pour le moins à leur valeur ; mais bien par l’effet d’une paresse et d’une négligence puériles et incurables. Que ne ferais-je pas plutôt que de lire un contrat, plutôt que de me mettre à secouer ces paperasses poudreuses qui me feraient l’esclave de mes affaires ou, ce qui est encore pis, l’esclave de celles des autres comme font tant de gens pour de l’argent. Rien ne me coûte tant que le souci et la peine ; je ne recherche que la nonchalance et la mollesse. J’étais plutôt fait, je crois, pour vivre attaché à la fortune d’autrui, si cela se pouvait sans qu’il en résultât ni obligation ni servitude ; et je ne sais si, à le considérer de près, étant donnés mon caractère et ma situation, joints à ce que j’ai à souffrir du fait de mes affaires, de mes serviteurs et de mes familiers, je n’en éprouve pas plus d’abjection, d’importunité et d’aigreur, que si je faisais partie de la suite d’un homme, né plus haut que moi, dans la dépendance duquel je serais sans qu’il gênât trop ma liberté : « La servitude est la sujétion d’une âme lâche et abjecte, privée de son libre arbitre (Cicéron). » Cratès fit plus il se mit sous la sauvegarde de la pauvreté, pour s’affranchir des indignités et des soins que réclame la direction d’une maison ; cela, je ne le ferai pas, car je hais la pauvreté à l’égal de la douleur ; mais ce que je ferais volontiers, ce serait d’échanger la vie que je mène, contre une autre moins noble et moins affairée.
Quand je suis absent, je laisse de côté toutes ces préoccupations, et la chute d’une tour m’émeuvrait moins que ne fait, quand je suis présent, une ardoise qui se détache de la toiture. Mon âme, quand elle n’est pas sur place, se désintéresse aisément de tout ce qui arrive ; mais si elle est là, elle en souffre, autant que peut en souffrir l’âme d’un vigneron ; une rêne attachée de travers à mon cheval, un bout d’étrivières qui bat sur ma jambe me préoccupent une journée entière. J’arrive assez aisément à ce que mon courage domine les incommodités de la vie ; pour ce qui est de mes yeux je n’y parviens pas : « Les sens, ô dieux, les sens, que nous en sommes donc peu maîtres ! »
Que n’a-t-il au moins un aide sur lequel se reposer ! Obligé
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