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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/409

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grettables pour la couronne. Je ne sais s’il reste en France de quoi remplacer ces deux Gascons, dans les conseils de nos rois, par un couple pareil en droiture et en capacité. C’étaient de belles âmes dans des genres différents ; et assurément, pour ce siècle, elles étaient rares et belles chacune à sa manière ; comment opposées et refractaires, comme elles l’étaient, à la corruption et aux tempêtes de ces temps-ci, ont-elles pu y trouver place ?

Rien n’est plus dangereux pour un état qu’un changement radical ; il faut s’appliquer à améliorer, mais non renverser. — Rien n’est plus grave pour un état qu’un changement radical ; seuls, les changements de cette nature peuvent permettre à l’injustice et à la tyrannie de se produire. Quand quelque pièce vient à se détraquer, on peut la consolider ; on peut empêcher que l’altération et la corruption, auxquelles tout est naturellement sujet, ne nous éloignent trop des principes qui sont le point de départ de nos institutions ; mais entreprendre de reconstituer une si grande masse, de changer les fondations d’un édifice aussi considérable, c’est faire comme ceux qui, pour décrasser, effacent tout, qui veulent corriger quelques défauts de détail par un bouleversement général ; c’est recourir à la mort pour guérir de la maladie : « C’est moins chercher à changer le gouvernement qu’à le détruire (Cicéron). » Le monde u’est pas capable de se rétablir de lui-même ; il supporte si difficilement ce qui le gêne, qu’il ne vise qu’à s’en défaire sans regarder à quel prix. Nous voyens par mille exemples que, d’ordinaire, il n’obtient la guérison qu’à ses dépens. Se décharger d’un mal présent n’est pas s’en guérir si, dans son ensemble, notre condition ne s’en améliore ; le but du chirurgien n’est pas l’ablation des chairs contaminées, ce n’est là qu’un moyen d’en arriver à la guérison ; il voit plus loin, il cherche à faire renattre la chair naturelle et à ramener la partie malade à son état normal. Quiconque ne se propose que de se débarrasser de ce qui le fait souffrir, ne va pas loin, car le bien ne succède pas nécessairement au mal ; ce peut être un autre mal, parfois pire. C’est ce qui arriva aux meurtriers de César, qui compromirent l’ordre public, au point qu’ils eurent à se repentir de s’en être mêlés. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, pareille mésaventure est arrivée à plusieurs ; les Français, mes contemporains, peuvent en parler sciemment ; toutes les grandes modifications ébranlent un état et y portent le désordre.

Les réformes elles-mêmes sont difficiles ; un gouvernement, même vicieux, peut se maintenir malgré ses abus, sans compter que parfois, si on regardait ses voisins, on y trouverait pire. — Qui voudrait en entreprendre directement la guérison et consulter les intéressés avant d’agir, serait rendu promptement hésitant. — Pacuvius Calavius tourna la difficulté d’une façon qui le démontre nettement. C’était à Capoue, où il jouissait d’une grande influence ; ses concitoyens étaient en révolte contre les magistrats. Un jour, ayant réussi à enfermer le sénat