Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/413

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défaut de porter plus complaisamment nos regards sur ceux qui sont plus favorisés que sur ceux qui le sont moins, ce qui faisait dire à Solon que si l’on venait à mettre en un seul tas tous les maux qui affligent l’humanité, il n’y aurait personne qui ne préférerait conserver ceux qu’il a plutôt que de participer, avec tous les autres hommes, à une égale répartition de ces maux entassés, et d’en prendre sa quote-part. Notre gouvernement se porte mal, cela est incontestable ; cependant il y en a de plus malades qui n’en sont pas morts : « Les dieux jouent à la balle avec nous (Plaute) » et nous agitent à tour de bras.

L’empire romain est un exemple qu’une domination étendue ne témoigne pas que tout à l’intérieur soit pour le mieux, et que, si miné que soit un état, il peut encore se soutenir longtemps par la force même des choses. — Les astres ont fatalement désigné Rome, pour témoigner de ce qu’ils peuvent sous ce rapport ; sa fortune comprend toutes les transformations et aventures que peut subir un état ; tout ce que l’ordre et le désordre, le bonheur et le malheur, sont susceptibles de produire. Qui est en droit de désespérer de sa situation, en voyant les secousses et les perturbations qui l’ont agitée et qu’elle a supportées ? Si une domination étendue est une garantie de prospérité pour un état (ce qui n’est pas du tout mon avis, très aise que je suis de voir, au contraire, Isocrate recommander à Nicoclès de ne pas porter envie aux princes dont les possessions sont les plus vastes, mais plutôt à ceux qui savent conserver, en bonnes conditions, ce qui leur est échu), Rome ne se porta jamais si bien que lorsqu’elle fut le plus malade. La pire de ses formes de gouvernement fut celle où elle se trouva le plus favorisée de la fortune ; à peine trouve-t-on trace d’une constitution sous les premiers empereurs, c’est la plus horrible confusion de pouvoirs qui se puisse concevoir ; et cela se supporta et dura, assurant la conservation d’une monarchie, non pas limitée à Rome elle-même, mais comprenant, en grand nombre, des peuples étrangers les uns aux autres, très éloignés, très mal disposés, conquis contre tout droit, et administrés d’une façon déplorable : « Néanmoins, la fortune ne voulut confier à aucune nation le soin de sa haine contre les maîtres du monde (Lucain). » Tout ce qui branle, ne tombe pas. La contexture d’un aussi grand corps est assurée par plus d’un clou ; son antiquité même fait qu’il se maintient, comme ces vieux bâtiments dont l’âge à miné les soubassements, qui n’ont plus ni revêtement ni ciment et qui pourtant demeurent se soutenant par leur propre poids : « Il ne se rattache plus à la terre que par de très faibles racines, sa masse seule le retient encore en équilibre (Lucain). »

De la corruption générale des états de l’Europe, Montaigne conclut que la France peut se relever ; toutefois il redoute qu’elle ne se désagrège. — Ce n’est pas bien procéder que de se borner, pour juger de la sûreté d’une place, à en reconnaître l’état des fossés et des flanquements ; il faut encore étu-