Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/423

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Celui qui sait combien peu j’aime le travail et combien je suis attaché à ma manière de faire, croira aisément que je dicterais plus volontiers à nouveau autant de fois des Essais, que de m’assujettir pour chaque nouvelle édition à les relire, pour y apporter des corrections qu’un enfant est a même de faire.

Placé au foyer des guerres civiles, il a beaucoup à en souffrir, toutefois jusqu’ici il a échappé au pillage ; malheureusement, ce n’est pas aux lois qu’il en est redevable et il regrette d’en avoir obligation à autrui. — Je disais plus haut que, vivant au centre des guerres civiles, au plus profond de la mine qui fournit ce métal nouveau, pire que l’airain et le fer, dont notre âge devrait porter le nom, non seulement cela me prive de tous rapports d’intimité avec des gens ayant d’autres mœurs que moi, unis entre eux par leurs opinions religieuses qui sont autres que les miennes et, chez eux, priment toute autre cause de rapprochement, mais encore je ne suis pas sans courir de risques au milieu de cette masse d’individus à qui tout est permis et dont la plupart sont, vis-à-vis de la justice, dans une situation qui ne saurait être pire ; d’où une licence dépassant toutes bornes. Lorsque j’envisage les conditions particulières dans lesquelles je me trouve, je ne vois personne de mon parti auquel la défense des lois coûte plus qu’à moi, autant, comme disent les hommes de loi, par les profits que je ne réalise pas, que par les pertes que j’éprouve ; et tels font les braves, par le zèle et le rigorisme qu’ils déploient, qui, tout bien compté, font beaucoup moins que moi. À tous moments, dans ma maison qui est facilement abordable et dont l’accès est libre (car je ne me suis jamais laissé aller à la transformer en forteresse, préférant de beaucoup voir la guerre se transporter le plus loin possible de mon voisinage), chacun trouve hospitalité ; cela lui a valu d’être vue favorablement par tous, et me préserve d’être violenté chez moi comme Job sur son fumier. Je considère comme un fait extraordinaire et qui mérite d’être cité qu’elle soit encore vierge de sang et de pillage, depuis tant de temps que dure cet orage, au milieu de tant d’agitations et de changements qui se produisent autour d’elle ; car, à dire vrai, s’il était possible à un homme de mon caractère d’échapper à toute vexation, en vivant dans un milieu où tout le monde aurait eu les mêmes opinions et n’en changerait pas, les incursions et invasions des divers partis, les alternatives et les vicissitudes de la fortune autour de moi ont, jusqu’à présent, plutôt exaspéré que découragé le pays et m’exposent à des dangers et à des difficultés qu’il m’est impossible d’éviter.

J’y échappe, mais je regrette que ce soit plus du fait de ma bonne fortune et aussi de ma prudence que de la justice ; je regrette de ne point me trouver protégé par les lois et d’être obligé de me placer sous une autre sauvegarde. En l’état, je vis plus d’à moitié par la faveur d’autrui, ce qui m’est une dure obligation. Je ne voudrais devoir ma sûreté ni à la bonté, ni à la bienveillance des grands qui tolèrent mon attachement à la légalité et à la liberté ; non