Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/427

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ment envers moi-même ; il me semble que dire, c’est promettre ; aussi suis-je très réservé pour communiquer ce que je me propose de faire. — Les condamnations portées par moi sur moi-même me sont plus sensibles et plus dures que si elles émanaient de juges qui ne peuvent sur moi que ce qu’ils peuvent sur tout le monde ; l’étreinte de ma conscience a une action autrement puissante et plus sévère. — Je satisferais mollement à des devoirs auxquels on me contraindrait, si même je m’y soumettais : « L’acte le plus juste n’est juste qu’autant qu’il est volontaire (Cicéron) » ; si la liberté ne lui donne du lustre, il manque de grâce et ne fait pas honneur. « Je ne fais rien de bonne grâce si ma volonté n’y a part (Térence) » ; et elle se désintéresse en partie, lorsque ce dont il s’agit m’est imposé par la nécessité, « parce que dans les choses qu’une autorité supérieure ordonne, on sait plus de gré à celui qui commande qu’à celui qui exécute (Valère Maxime) ». J’en connais qui poussent au point d’être injustes, ce sentiment de ne pas vouloir paraître céder à la contrainte ; ils disent qu’ils donnent quand ils ne font que rendre, qu’ils prêtent quand ils ne font que payer ; et envers ceux auxquels ils sont tenus de faire le bien, ils s’en acquittent le plus chichement qu’ils peuvent. Je ne vais pas jusque-là, mais peu s’en faut.

J’aime tant à être déchargé et délié de toute obligation, que j’ai parfois considéré comme avantageuses les ingratitudes, offenses et indignités dont ont pu se rendre coupables à mon égard ceux de qui, soit naturellement, soit par accident, j’avais reçu quelques services d’ami ; prenant occasion de leur faute, pour me donner quittance à moi-même et me soustraire à l’acquittement de ma dette. Tout en continuant à leur rendre extérieurement ce que commandent les plus stricts devoirs de société, je trouve cependant grand bénéfice à ne faire que parce que je le dois, ce qu’auparavant je faisais par affection, et à me soulager un peu de la sorte de la part d’attention et de sollicitude qu’intérieurement y eût prise ma volonté, qui, chez moi, quand j’y cède, est trop précipitée et trop impérieuse, du moins pour un homme qui ne veut en quoi que ce soit subir de pression : « Il est prudent de retenir, comme on le fait d’un char dans les courses, les élans trop fougueux de la bienveillance (Cicéron). » Cette atténuation de mon premier mouvement me console des imperfections de ceux qui me touchent ; je déplore qu’ils en vaillent moins, mais, par contre, j’y gagne de leur être moins attaché et d’être moins engagé vis-à-vis d’eux. J’approuve celui qui aime moins son enfant parce qu’il est teigneux ou bossu, et non seulement quand il est méchant, mais encore lorsqu’il est mal constitué et difforme (Dieu lui-même en a, par là, déprécié la valeur naturelle), sous condition toutefois d’apporter, dans cette diminution d’affection, de la modération et une exacte justice. La parenté, à mes yeux, n’atténue pas les défauts ; elle les aggrave plutôt.

Il ne doit rien aux grands et ne leur demande que de ne pas s’occuper de lui ; il s’applique à tout supporter, à