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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/433

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de chacun. Mais j’ai plus encore fui recevoir, que je n’ai cherché à donner ; ne pas recevoir est du reste, au dire d’Aristote, bien plus aisé à pratiquer. Ma bonne fortune ne m’a guère permis de faire un peu de bien aux autres ; mais le peu que j’ai pu faire, est tombé sur des gens qui m’en ont su peu de gré. Si elle m’eût fait naître pour occuper un certain rang parmi les hommes, j’eusse souhaité me faire aimer, plutôt que craindre ou admirer ; ou plus effrontément, j’aurais autant regardé à plaire qu’à tirer profit. Cyrus, par l’organe d’un très bon capitaine, philosophe encore meilleur, estime très sagement que sa bonté et ses bienfaits sont d’un prix autrement grand que sa vaillance et les conquêtes qu’il doit à la guerre. De même le premier Scipion, partout où il veut donner bonne opinion de luimême, place son aménité et son humanité au-dessus de sa hardiesse et de ses victoires, et a toujours à la bouche ce mot qui lui fait tant d’honneur, qu’il a donné lieu de l’aimer autant à ses ennemis qu’à ses amis ». Je dis donc que s’il faut quand même avoir des obligations à autrui, il serait plus juste qu’elles aient des causes autres que celles dont je parle, qui découlent de nos malheureuses guerres civiles, et qu’elles me fassent débiteur d’une dette moins lourde que n’est celle que constitue ma conservation totale, corps et biens ; cela m’accable.

Ces guerres font qu’il vit dans des transes continues ; c’est là une des causes qui font qu’il voyage tant, bien qu’il ne soit pas assuré de trouver mieux. — Je me suis couché mille fois chez moi, m’imaginant que, dans la nuit même, je serais victime d’une perfidie quelconque et qu’on m’assommerait, demandant à la fortune que ce fut sans que j’en éprouve d’effroi et qu’on ne me fit pas languir. Que de fois, après avoir dit mon Pater, ne me suis-je pas écrié : « Ces terres cultivées vont-elles donc devenir la proie d’un soldat barbare (Virgile) ? » À cela, pas de remède ! c’est ici le lieu où nous sommes nés, la plupart de mes ancêtres et moi ; ils l’ont aimé et y ont attaché leur nom. Nous nous endurcissons à tout ce à quoi nous nous accoutumons et, dans une condition aussi misérable qu’est la nôtre, l’habitude est un présent bien précieux de la nature ; elle endort notre sensibilité et nous préserve des souffrances que nous causeraient certains maux. — Les guerres civiles ont cela de pire que les autres, c’est que tous nous sommes à faire le guet dans nos maisons : « Qu’il est malheureux d’avoir à protéger sa vie par des portes et des murailles, et d’être à peine en sûreté dans sa propre maison (Ovide) ! » C’est en être réduit à une grande extrémité que d’être menacé jusque chez soi et au milieu des siens. La région où je demeure est toujours exposée la première à nos troubles et la dernière à en être débarrassée ; la paix n’y est jamais complète : « Même en paix, nous ne cessons de redouter la guerre (Ovide). — Toutes les fois que la fortune a rompu la paix, c’est ici le chemin de la guerre ; pourquoi le sort ne m’a-t-il pas donné plutôt des demeures errantes dans les climats brilants, ou sous l’Ourse glacée (Lucain) ? » Parfois je trouve moyen, par la nonchalance et la lâcheté avec laquelle je les