Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/435

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

envisage, de me rassurer contre ces préoccupations qui, quelquefois aussi, nous portent à avoir de la résolution. — Il m’arrive souvent de me figurer, non sans un certain plaisir, que je suis sous le coup de dangers mortels et de m’y résigner ; alors, tête baissée, sans plus y réfléchir ni entrer dans d’autres considérations, je me plonge stupidement, en imagination, dans la mort comme je me précipiterais dans un abime silencieux et obscur qui m’engloutirait du premier coup, et instantanément s’empare de moi un lourd sommeil, sous l’effet duquel je demeure insensible et inerte et qui m’étouffe. La délivrance que j’en espère, fait que la perspective d’une mort courte et violente me console plus que[1] ne me trouble la crainte que j’en ai. La vie n’en vaut pas mieux, dit-on, quand elle est de longue durée ; d’autre part, la mort est d’autant meilleure qu’elle est moins longue. Je ne m’épouvante pas tant d’être mort, que du temps que je mettrai à mourir. Je me replie sur moi-même et me tiens coi devant cet orage qui, dans une de ses rafales rapides et dont je m’apercevrai à peine, doit m’aveugler et m’emporter avec furie. Encore s’il advenait ce qui, au dire de certains jardiniers, arrive aux roses et aux violettes, qui naissent plus odorantes quand elles poussent auprès d’ails et d’oignons, lesquels sucent et attirent à eux toute la mauvaise odeur qui peut se trouver dans la terre, et que ces natures dépravées humassent le venin de l’air et de la région où je vis, les rendant par leur voisinage meilleurs et plus purs, je ne perdrais pas tout ! Mais il n’en est pas ainsi ; cependant, il peut en résulter que la bonté apparaisse plus belle et plus attrayante en devenant plus rare, et que, dans ce milieu qui lui est si contraire et qui est si mêlé, l’honnêteté surgisse, enflammée par l’opposition qu’elle rencontre et la gloire qu’elle y trouverait. Les voleurs, dans leur amabilité, ne m’en veulent pas d’une façon particulière ; je ne leur en veux pas davantage, il me faudrait en vouloir à trop de gens. Les robes les plus diverses abritent mêmes consciences ; la cruauté, la déloyauté, le vol y sont tout pareils, et d’autant plus nuisibles qu’ils s’exercent plus lâchement, plus sûrement, à la dérobée, sous l’ombre des lois. Je hais moins l’injustice avouée que celle qui a recours à la trahison, celle engendrée par les désordres de la guerre que celle qui se produit en paix et revêt des formes judiciaires. La fièvre qui nous tient, s’est déclarée dans un corps dont elle n’a guère empiré l’état ; le feu y couvait, la flamme n’a fait qu’éclater ; il y a plus de bruit, le mal n’est pas beaucoup plus grand. — À ceux qui me demandent pourquoi je voyage tant, je réponds d’ordinaire que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je vais trouver ; et lorsqu’on me dit qu’à l’étranger l’état sanitaire peut être aussi mauvais, que les mœurs n’y valent pas mieux que chez nous, je réponds d’abord que c’est difficile, « tant le crime s’est multiplié parmi nous (Virgile) » ; puis, qu’il y a toujours profit à changer une situation mauvaise contre une autre qui est incertaine, et que nous ne devons pas ressentir les maux qui pèsent sur autrui au même degré que les nôtres. —

  1. *