Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/445

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l’incertitude : « la nature ne nous permet pas de connaître la limite des choses (Cicéron) ». — Les femmes cessent-elles d’être les épouses et amies des gens trépassés, alors qu’elles-mêmes sont encore de ce monde et qu’eux sont dans l’autre ? Nous embrassons par la pensée, non seulement les absents, mais encore ceux qui ne sont plus et ceux qui ne sont pas encore. Nous n’avons pas fait marché, en nous mariant, de nous tenir soudés indissolublement l’un à l’autre, comme font je ne sais quels petits insectes que nous voyons, ou à la façon des chiens, comme les ensorcelés de Karenty ; une femme ne doit pas avoir les yeux si avidement fixés sur le devant de son mari, qu’elle ne puisse le voir par derrière, quand besoin en est. Le mot de ce poète, qui peint si bien leur caractère, ne serait-il pas ici à sa place pour révéler le motif de leurs plaintes : « Tardez-vous à rentrer ! votre épouse s’imagine que vous en aimez une autre, ou que vous en êtes aimé, que vous buvez, ou que vous vous amusez ; enfin que tout le bon temps est pour vous et le mauvais pour elle (Térence) » ; ou bien ne serait-ce pas que l’opposition et la contradiction sont dans leur nature et constamment en éveil chez elles, et qu’elles se tiennent pour à peu près satisfaites, du moment qu’elles vous gênent.

Dans l’amitié véritable, de laquelle j’ai qualité pour parler, je me donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Non seulement je préfère lui faire du bien plutôt que ce soit lui qui m’en fasse, mais j’aime encore mieux qu’il s’en fasse à lui-même que de m’en faire ; c’est quand il s’en fait, qu’il m’en fait le plus ; et si l’absence lui plaît ou le sert, elle m’est à moi-même plus douce que sa présence. Il n’y a pas du reste à proprement parler d’absence, quand on a moyen de demeurer en relations. Avec La Boëtie, j’ai autrefois tiré grand avantage et agrément de notre éloignement : quand nous nous séparions, notre vie était mieux remplie et prenait plus d’extension ; il vivait, jouissait, voyait pour moi et moi pour lui, aussi complètement que si nous avions été l’un et l’autre sur place ; quand nous étions ensemble, ne faisant qu’un, une moitié de nous demeurait oisive ; en des lieux séparés, nos volontés s’exerçant chacune de leur côté, leur union produisait davantage. Cette faim insatiable de la présence en corps, accuse un peu de faiblesse dans la jouissance que les âmes doivent ressentir l’une par l’autre.

Pourquoi craindre de voyager quand on est vieux ? c’est alors que les voyages sont le plus profitables. Il peut mourir en route, dira-t-on ; qu’importe ! — On m’allègue la vieillesse ; j’estime que c’est au contraire aux jeunes gens à se conformer aux opinions qui ont cours et à se gêner pour autrui ; ils sont à même de satisfaire à la fois et le monde et eux-mêmes, tandis que nous, nous avons déjà trop à ne satisfaire que nous seuls. À mesure que les satisfactions naturelles viennent à nous manquer, dédommageons-nous avec celles que nous pouvons nous créer. Il est injuste d’excuser la jeunesse de s’adonner à ses plaisirs et d’interdire à la vieillesse d’en rechercher. Jeune, j’étais gai et n’avais