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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/45

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facultés de son âme. Tout chemin qui mènerait à la santé, ne serait pour moi ni rude, ni coûteux ; mais j’ai certaines raisons, au moins apparentes, qui font que je me défie étrangement de toutes les assertions des médecins. Je ne dis pas que la médecine n’ait quelques données sérieuses ; que, parmi tant de productions de la nature, il n’y en ait pas qui soient propres à la conservation de notre santé, cela est certain je sais qu’il y a des herbes qui provoquent la transpiration, d’autres qui l’arrêtent ; je sais, par expérience, que le raifort produit des vents, et que les feuilles de séné amènent un relâchement du ventre ; plusieurs autres faits d’observation me sont connus, tout comme je sais que le mouton est nourrissant et que le vin réconforte ; Solon ne disait-il pas que manger est un médicament comme un autre, que c’est le remède qui s’emploie contre la maladie de la faim. Je ne désavoue pas que nous mettions à profit les productions de ce monde, et ne doute pas de la puissance et des ressources de la nature, ni de la possibilité de la faire servir à nos besoins ; je vois combien les brochets et les hirondelles se trouvent parfaitement de s’en remettre à elle ; mais je me défie des inventions de notre esprit, de notre science, de notre art, pour lesquelles nous l’avons abandonnée elle et ses règles, et que nous ne savons contenir dans de sages limites. — De même que nous décorons du nom de justice un fatras des premières lois venues, mises en vigueur et appliquées dans des conditions souvent fort ineptes et fort iniques, et que ceux qui critiquent un pareil système et le dénoncent, n’entendent pourtant pas condamner cette noble vertu dont il a emprunté le nom, mais seulement l’abus et la profanation de cette appellation si respectable ; de même, dans la médecine, j’honore son nom glorieux, ce qu’elle se propose, ce qu’elle nous promet de si grande utilité pour le genre humain ; mais ce à quoi nous l’appliquons, quand nous en parlons, je ne l’honore, ni l’estime.

En premier lieu, l’expérience m’a appris à redouter les médecins ; car, à ma connaissance, il n’est pas de gens si tôt malades, si tard guéris, que ceux qui se mettent entre leurs mains ; leur santé elle-même est altérée et compromise par les régimes qu’on leur impose. Les médecins ne se contentent pas de régenter la maladie, ils vont jusqu’à rendre la santé malade, afin qu’en aucun moment on ne puisse échapper à leur autorité ; d’une santé qui, jamais, ne laisse rien à désirer, ne concluent-ils pas qu’elle est l’indice d’une maladie grave qui surviendra dans l’avenir ? J’ai été assez souvent malade et, sans avoir recours à eux, mes maladies, et j’en ai eu, je puis, dire de toutes sortes, ne m’ont pas plus fait souffrir et ont été aussi courtes que chez n’importe quel autre, sans que j’y aie mêlé l’amertume de leurs ordonnances. Quand je suis en santé, j’en agis complètement à ma guise, sans m’imposer de règle, ne tenant compte que de mes habitudes et de mon plaisir. Si je voyage, tout lieu m’est bon pour y stationner, parce que lorsque je suis malade, je n’ai pas besoin d’un régime autre que celui que j’observe étant