Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/473

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

saurions même l’être, d’après les règles que nous avons nous-mêmes établies. La sagesse humaine n’est jamais parvenue à remplir les devoirs qu’elle s’est tracés à elle-même ; et si elle y était arrivée, elle en édicterait d’autres plus rigoureux encore, pour avoir toujours à quoi aspirer et prétendre, tant notre nature est ennemie de ce qui est réalisable. L’homme se fait une nécessité de ne pouvoir éviter d’être en faute. Il n’est pas adroit de sa part de se créer des obligations que seul pourrait remplir un autre être que celui qu’il est ; pour qui, ces prescriptions qu’il doit s’attendre à ce que personne ne satisfasse ? Est-il mal à lui de ne pas faire ce qu’il est impossible qu’il fasse ? Les lois qui nous condamnent à de telles impossibilités, nous condamnent de ce que nous ne pouvons pas.

On peut à la rigueur admettre que dire et faire soient dissemblables chez les gens qui professent la morale ; mais lui, parlant de lui-même, est tenu à être plus conséquent. L’homme public doit compter avec les vices de son temps ; les affaires publiques ne se traitent pas d’après les mêmes principes que les affaires privées ; il est fréquent de ne pas trouver réunies chez un même homme les qualités nécessaires à ces deux genres d’affaires. — Au pis aller, prendre cette liberté si contestable de se montrer sous deux aspects différents d’une façon quand on agit, d’une autre quand on parle, peut être admis chez ceux qui traitent de sujets quelconques ; ce ne saurait l’être chez ceux qui, comme je le fais, parlent d’eux-mêmes, il faut alors que tout en eux marche d’accord. Une vie qui n’offre rien de particulier est celle qui reste à l’unisson du milieu dans lequel elle s’écoule ; la vertu de Caton était d’ordre trop élevé pour son siècle : son esprit de justice, chez un homme qui se mêlait de gouverner les autres, appelé à participer aux affaires publiques, pouvait passer, sinon pour de l’injustice, du moins pour être sans utilité et hors de saison. Mes mœurs mêmes, quoique différant à peine de l’épaisseur d’un doigt de celles qui ont cours, me rendent pourtant, à mon âge, un peu sauvage et peu sociable. Je ne sais si c’est sans raison que je me trouve dégoûté de la société que je fréquente, mais ce serait bien à tort que je me plaindrais qu’elle le soit de moi puisque je le suis d’elle. La vertu que réclament les affaires de ce monde, est une vertu qui présente des plis, des angles, des coudes qui lui permettent de s’appliquer et de s’adapter à la faiblesse humaine ; elle est mélangée, composée ; elle n’est pas droite, nette, constante, d’une pureté immaculée. Les chroniques de notre temps reprochent a un de nos rois de s’être jusqu’ici, sous l’impulsion de son confesseur, trop complètement abandonné aux conseils que lui suggérait sa conscience ; les affaires publiques se dirigent d’après des règles de conduite moins timorées : « Quitte la cour, si tu veux rester pieux (Lucain). »

J’ai autrefois essayé d’appliquer à la gestion des affaires publiques les règles et principes que j’apporte dans ma manière de