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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/498

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loue en autruy, ie n’ayme point à le suiure. Et ne suis pas sans excuse.Il auoit ouy dire, qu’il se falloit oublier pour le prochain ; que le particulier ne venoit en aucune consideration au prix du general. La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à I’vsage de la societé publique. Ils ont pensé faire vn bel effect, de nous destourner et distraire de nous ; presupposans que nous n’y tinsions que trop, et d’vne attache trop naturelle ; et n’ont espargné rien à dire pour cette fin. Car il n’est pas nouueau aux sages, de prescher les choses comme elles seruent, non comme elles sont. La verité a ses empeschements, incommoditez et incompatibilitez auec nous. Il nous faut souuent tromper, afin que nous ne nous trompions. Et siller nostre veuë, estourdir nostre entendement, pour les redresser et amender. Imperiti enim iudicant, et qui frequenter in hoc ipsum fallendi sunt, ne errent. Quand ils nous ordonnent, d’aymer auant nous, trois, quatre, et cinquante degrez de choses ; ils representent l’art des archers, qui pour arriuer au poinet, vont prenant leur visée grande espace au dessus de la bute. Pour dresser vn bois courbe, on le recourbe au rebours.I’estime qu’au temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions, il y auoit des mysteres apparens, pour estre montrez au peuple ; et d’autres mysteres plus secrets, et plus haults, pour estre montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable qu’en ceux-cy, se troune le vray poinct de l’amitié que chacun se doit. Non vne amitié faulce, qui nous faict embrasser la gloire, la science, la richesse, et telles choses, d’vne affection principalle et immoderée, comme membres de nostre estre ; ny vne amitié molle et indiscrette ; en laquelle il aduient ce qui se voit au lierre, qu’il corrompt et ruyne la paroy qu’il accole. Mais vne amitié salutaire et reglée ; esgalement vtile et plaisante. Qui en sçait les deuoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des Muses ; il a attaint le sommet de la sagesse humaine, et de nostre bon heur. Cettuy-cy, scachant exactement ce qu’il se doit, trouue dans son rolle, qu’il doit appliquer à soy, I’vsage des autres hommes, et du monde ; et pour ce faire, contribuer à la société publique les denoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne vit guere à soy. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse. La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite. Et-