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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/505

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seignement. D’après la nature, disent les sages, personne n’est indigent (d’après nous, nous le sommes tous), et ils vont distinguant les désirs qu’elle nous inspire de ceux qui nous viennent du déréglement de notre imagination : ceux qui peuvent se réaliser viennent d’elle, ceux qui fuient devant nous, sans que nous puissions jamais les satisfaire, sont de nous ; la pauvreté de biens est aisée à guérir, la pauvreté de l’âme impossible : « Si l’homme se contentait de ce qui lui suffit, je serais assez riche ; mais comme il n’en est rien, quelles richesses pourraient jamais me satisfaire (Lucilius) ? » — Socrate voyant transporter en grande pompe, à travers la ville, des richesses en quantité : joyaux, meubles de prix, etc., dit : « Que de choses il y a là, que je ne désire pas ! » — Douze onces d’aliment par jour suffisaient pour vivre à Métrodore ; Epicure se suffisait avec moins encore ; Métroclès dormait en hiver avec les moutons, en été dans les cloîtres des temples : « La nature pourvoit à ce qu’elle exige (Sénèque) » ; Cléanthe vivait du travail de ses mains et se vantait de pouvoir, s’il l’eut voulu, nourrir en plus un autre lui-même.

Les besoins que nous tenons de la nature sont faciles à satisfaire ; nos habitudes, notre position dans le monde, notre âge, nous portent à en étendre le cercle ; c’est dans ces limites que nous devons les contenir. — Si ce que la nature, s’en tenant aux seuls besoins que nous avions à l’origine, demande pour assurer strictement la conservation de notre existence est trop peu de chose (et il est de fait que nous pouvons vivre à bon marché, ce qui apparaît bien quand on remarque qu’il nous faut si peu que, par sa petitesse, cela échappe à l’étreinte et aux coups de la fortune), octroyons-nous quelque chose de plus ; comprenons dans ce que nous appelons la nature, les habitudes et la situation de chacun de nous, et d’après cela fixons nos besoins et nos aspirations, tenant compte de ce que déjà nous possédons. Il semble en effet que, dans ces limites, nous soyons quelque peu excusables d’agir ainsi, car l’habitude est une seconde nature non moins puissante que la nature elle-même. Ce qui me manque et dont j’ai l’habitude, je considère que cela me fait réellement défaut ; j’aimerais presque autant qu’on m’ôtàt la vie, que de me la rétrécir en restreignant notablement les conditions dans lesquelles j’ai vécu si longtemps. Je ne suis plus à même de supporter de grands changements, ni de mener un train différent du mien, même si je devais y gagner. Il n’est plus temps de devenir autre ; et, de même que si quelque grande fortune venait à m’échoir actuellement, je me plaindrais qu’elle ne me soit pas arrivée alors que je pouvais en jouir : « À quoi me servent des biens dont je ne puis user (Horace) ? » je me plaindrais également de toute nouvelle acquisition morale. Il vaut presque mieux ne jamais devenir honnête homme et ne jamais bien comprendre la conduite de la vie, que d’en arriver là quand on n’a plus de temps devant soi. — Moi qui m’en vais, je céderais volontiers à quelqu’un qui vient, l’expérience que j’acquiers sur la prudence à observer dans les affaires de ce monde ; c’est de la moutarde