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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/519

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Ceux qui disent avoir triomphé du désir de se venger ou de toute autre passion difficile à surmonter, exposent souvent les choses telles qu’elles sont, mais non telles qu’elles ont été ; ils nous parlent de ce qui est, lorsque les causes de leurs erreurs sont affaiblies par le temps et bien loin d’eux ; mais revenez plus en arrière, remontez à l’origine de ces causes, vous les prenez au dépourvu. Veulent-ils donc prétendre que leur faute est moindre, parce qu’elle est plus vieille ; et, alors que le point de départ est une injustice, que les faits qui en découlent sont justes ? Ceux qui, comme moi, souhaiteront le bien de leur pays sans s’en ulcérer et en maigrir, seront contrariés, mais non anéantis, de le voir menaçant ruine ou dans cet état prolongé qui doit l’y conduire : « Pauvre vaisseau désemparé, sur lequel les flots, les vents et le pilote agissent chacun avec des desseins également contraires. » — Celui qui ne soupire pas après la faveur des princes comme après quelque chose dont il ne saurait se passer, ne se formalise pas beaucoup de la froideur de leur accueil et de leur visage, non plus que de l’inconstance de leur volonté. Qui n’est pas attaché à ses enfants ou à ses dignités au point d’en être esclave, ne laisse pas de continuer à vivre encore commodément, après les avoir perdus. Celui qui, en faisant le bien, a surtout en vue sa propre satisfaction, ne se tourmente guère s’il voit les hommes ne pas apprécier ses actes comme ils le méritent. Un quart d’once de patience remédie à de tels inconvénients. — C’est une recette dont je me trouve bien : elle me permet de racheter au meilleur compte ma sensibilité passée, par une insensibilité que je pousse aujourd’hui aussi loin que possible ; je sens que, par là, j’ai échappé à beaucoup de peines et de difficultés. Avec bien peu d’efforts, je coupe court aux premières émotions qui m’agitent et lâche, avant qu’elle ne m’emporte, toute affaire qui commence à me peser. Qui n’arrête le départ, ne peut arrêter la course ; qui ne sait fermer la porte à ses passions, ne les chasse pas une fois qu’elles ont pénétré ; qui ne vient à bout du commencement, ne vient pas à bout de la fin ; celui-là ne peut non plus soutenir l’édifice dans sa chute, qui n’a pu en prévenir l’ébranlement : « Car, dès qu’on s’écarte de la raison, les passions se poussent d’elles-mêmes, la faiblesse humaine trouve plaisir à ne pas résister, et, insensiblement, on se voit, par son imprudence, emporté en pleine mer, sans refuge où s’abriter (Cicéron). » Je sens à temps les brises avant-coureurs de la tempête, qui viennent me tâter et bruire au dedans de moi : « Ainsi le vent, faible encore, agite la forêt ; il frémit, et ses sourds mugissements annoncent au nautonier la tempête prochaine (Virgile). »

Montaigne fuyait les procès, alors même que ses intérêts devaient en souffrir. — Combien de fois me suis-je fait un tort évident pour éviter d’en recevoir un plus grand encore du fait de la justice après un siècle d’ennuis, de démarches écourantes et avilissantes qui content à mon caractère plus encore que la prison et le feu : « Pour éviter les procès, on doit faire tout ce qu’on