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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/523

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du roseau qui, tout d’abord, pousse tout d’une venue une longue tige bien droite, mais qui ensuite, comme s’il était harassé et hors d’haleine, produit une tige noueuse dont les nœuds, de plus en plus gros et rapprochés, marquent comme des temps d’arrêt dénotant qu’il n’a plus sa vigueur et sa persistance premières ; il vaut mieux commencer doucement et froidement, et conserver son souffle et ses vigoureux élans pour le moment où on est au fort de la besogne et qu’il s’agit de perfectionner. Quand les affaires commencent, nous les dirigeons et pouvons alors les mener comme bon nous semble ; mais après, quand elles sont en train, ce sont elles qui nous mènent et nous emportent : nous ne pouvons que les suivre.

Je ne puis dire cependant que ce procédé m’ait épargné toute difficulté et que je n’ai pas eu souvent[1] peine à réprimer et à brider mes passions ; elles ne se gouvernent pas toujours dans la mesure où, suivant les circonstances, il serait désirable ; souvent même, elles interviennent avec aigreur et violence. Toujours est-il que son application apporte bien du soulagement et de l’avantage, sauf à ceux qui, mûs exclusivement par l’amour du bien, ne recherchent pas un avantage qui serait de nature à porter atteinte à leur réputation. C’est qu’à la vérité il n’y a en toutes choses profit pour chacun, que s’il l’apprécie tel ; or, dans le cas qui nous occupe, il revient de cette manière de faire plus de contentement mais non plus d’estime, parce qu’on s’est retiré avant que la mêlée ne commençât, avant d’être en présence du péril. J’ajouterai encore qu’en ceci, comme dans tous les autres devoirs de la vie, la route de ceux qui ne voient que l’honneur, est bien différente de celle que suivent ceux qui ont en vue l’ordre et la raison. — Il est des gens qui, sans réflexion, entrent en lice comme des furieux ; peu après leur ardeur tombe. Plutarque dit que ceux qui, par mauvaise honte, cèdent et accordent aisément ce qu’on leur demande, sont ensuite portés à manquer de parole et à se dédire ; il en est de même de ceux qui prennent légèrement parti dans une querelle, ils l’abandonnent non moins légèrement ; cette même difficulté que j’éprouve à m’y jeter, me porterait à y persister une fois que je me serais ébranlé et échauffé. Agir comme ils le font, est mauvais ; une fois qu’on y est, il faut marcher, dût-on y rester : « Décidez-vous froidement, disait Bias, mais poursuivez sans relâche. » Le manque de prudence conduit au manque de cœur, ce qui est plus grave encore.

La plupart des réconciliations qui suivent nos querelles, sont honteuses ; quand on ne le fait pas de son plein gré, démentir ce qu’on a fait ou dit est une lâcheté. — La plupart des accords qui interviennent aujourd’hui pour clore nos querelles personnelles, sont honteux et menteurs ; nous ne cherchons qu’à sauver les apparences, et, pour cela, nous trahissons et désavouons nos véritables intentions : ce ne sont que des replâtrages. Nous savons dans quelles conditions nous avons parlé, quel sens était à attacher à ce que nous avons dit, les assistants le savent, et aussi nos amis auprès desquels nous avons voulu nous

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