Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/533

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plus pour l’effet devant en résulter que du fait d’un bon sentiment de la part de son auteur ; ainsi étalé en public, il perd la moitié de son prix. Ces actions ont bien plus de grâce, quand elles échappent à ceux qui les accomplissent, sans qu’ils s’y prêtent et sans bruit, et que, venant ensuite à fixer l’attention de quelque honnête homme, il les tire de l’ombre et les met en lumière pour ellesmêmes : « Pour moi, je trouve bien plus digne d’éloges ce qui se fait sans ostentation et loin des yeux du peuple (Cicéron) », a dit l’homme le plus vaniteux qu’il y ait eu en ce monde.

Montaigne n’avait qu’à maintenir l’état de choses existant, il l’a fait ; il n’a offensé personne, ne s’est attiré aucune haine, et, quant à être regretté, il ne l’a du moins jamais souhaité. — Je n’avais, comme maire, qu’à maintenir et continuer les choses dans l’état où je les avais trouvées, ce qui se fait sans bruit et sans qu’on s’en aperçoive ; l’innovation se remarque beaucoup plus, mais elle est interdite en des temps comme ceux-ci, où nous sommes entourés de dangers et avons surtout à nous défendre des nouveautés. S’abstenir de faire est souvent aussi méritoire qu’agir ; mais cela donne moins de relief, et le peu que je vaux est à peu près en entier de cette sorte. En somme, les circonstances, durant mon administration, ont été en rapport avec mon caractère, ce dont je leur sais très bon gré. Est-il quelqu’un qui désire être malade, pour voir comment son médecin le traitera ? et ne faudrait-il pas fouetter un médecin qui désirerait que nous ayons la peste, pour pouvoir exercer son art ? Je n’ai pas eu ce travers coupable et assez fréquent, de désirer que les affaires de ma cité soient troublées et en souffrance, pour que ma gestion en fût rehaussée et honorée, et je me suis prêté de bon cœur à aider à ce qu’elles se fissent aisément et facilement. — Qui ne voudra pas me savoir gré de l’ordre, de la douce et muette tranquillité dues à ma manière de faire, ne pourra du moins me dénier la part que j’y ai eue, grâce à ma bonne fortune ; et je suis ainsi fait que j’aime aulant être heureux que sage, et devoir mes succès uniquement à la faveur divine plutôt qu’à mes propres agissements. J’avais assez nettement fait connaître à chacun mon incapacité à diriger de semblables affaires publiques ; mais ce qui aggrave encore cette insuffisance, c’est qu’elle ne me déplaît pas, que je ne cherche pas à m’en guérir, et cela en raison du genre de vie que j’ai eu dessein de mener. Je ne me suis pas davantage, en cette situation, donné pleine satisfaction, car je n’ai tenu qu’imparfaitement ce que je m’étais promis j’ai fait beaucoup plus que je ne devais pour ceux vis-à-vis desquels j’avais pris des engagements, tandis que d’ordinaire je promets un peu moins que je ne puis et espère tenir. — Je suis persuadé n’avoir offensé personne et ne m’être attiré aucune haine ; quant à être regretté et désiré, ce que du moins je sais bien, c’est que je ne l’ai pas beaucoup souhaité : « Moi, me fier à ce monstre, à la tranquillité de la mer, au calme apparent des flots (Virgile) ! »