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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/650

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S’ils ne font autre bien, ils font aumoins cecy, qu’ils preparent de bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant l’vsage de la vie.Et sain et malade, ie me suis volontiers laissé aller aux appetits qui me pressoient. Ie donne grande authorité à mes desirs et propensions. Ie n’ayme point à guarir le mal par le mal. Ie hay les remedes qui importunent plus que la maladie. D’estre subiect à la colique, et subiect à m’abstenir du plaisir de manger des huitres, ce sont deux maux pour vn. Le mal nous pinse d’vn costé, la regle de l’autre. Puis-qu’on est au hazard de se mesconter, hasardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde ! faict au rebours, et ne pense rien vtile, qui ne soit penible. La facilité luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses, s’est assez heureusement accommodé par soy-mesme, et rangé à la santé de mon estomach. L’acrimonie et la pointe des sauces m’agréerent estant ieune mon estomach s’en ennuyant depuis, le goust l’a incontinent suyuy. Le vin nuit aux malades : c’est la premiere chose, dequoy ma bouche se desgouste, et d’vn degoust inuincible. Quoy que ie reçoiue desagreablement, me nuyt ; et rien ne me nuyt, que ie face auec faim, et allegresse. Ie n’ay iamais receu nuysance d’action, qui m’eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plai— sir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis ieune,

Quem circumcursans huc atque huc sæpe Cupido
Fulgebat crocina splendidus in tunica,

presté autant licentieusement et inconsiderement qu’autre, au desir qui me tenoit saisi :

Et militaui non sine gloria.

Plus toutesfois en continuation et en durée, qu’en saillie.

Sex me vix memini sustinuisse vices.

Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser, en quelle foiblesse d’ans, ie me rencontray premierement en sa subiection. Ce fut bien rencontre : car ce fut long temps auant l’aage de choix et de cognoissance. Il ne me souuient point de moy de si loing. Et peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n’auoit point memoire de son fillage.

Inde tragus celerésque pili, mirandaque matri
Barba meæ.

Les medecins ployent ordinairement auec vtilité, leurs regles, à la violence des enuies aspres, qui suruiennent aux malades. Ce grand desir ne se peut imaginer, si estranger et vicieux, que Nature ne s’y applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantasie ? À mon opinion cette piece là importe de tout au moins, au delà de toute autre. Les plus griefs et ordinaires maux, sont ceux que la fantasie nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages : De-