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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/687

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damner à faire par jour, comme on l’ordonne aux malades, trois ou quatre chétifs repas où je serais rationné ; et puis, qui peut me donner l’assurance que les bonnes dispositions dans lesquelles je suis ce matin, je les retrouverai encore à souper ? Profitons, nous surtout qui sommes vieux, du premier moment favorable qui vient ; laissons aux faiseurs d’almanachs les espérances et les pronostics. Le fruit essentiel que je retire de la santé, ce sont les jouissances qu’elle nous permet ; tenons-nous-en à la première qui se présente, que nous avons sous la main et que nous connaissons. J’évite de m’astreindre trop longtemps à un même régime ; celui qui en suit un et veut qu’il lui profite, ne doit pas le prolonger indéfiniment ; sans cela, nous nous y endurcissons, notre organisme y perd de son activité ; six mois après, l’estomac y est si bien acoquiné que tout l’avantage que vous en retirez est d’avoir perdu la liberté de faire autrement sans en éprouver d’inconvénients.

Il ne sert de rien non plus de se trop couvrir ; on s’y habitue et cela n’a plus d’effet. — Je porte de simples bas de soie, et pas plus en hiver qu’en été je n’ai les jambes et les cuisses autrement couvertes. En raison de mes rhumes, je me suis laissé aller à me tenir la tête plus chaude, ainsi que le ventre à cause de mes coliques ; en peu de jours, ces deux maux s’y sont habitués et ont dédaigné mes précautions ordinaires ; une simple coiffe avait fait place à un capuchon ; un bonnet, à un chapeau doublé ; aujourd’hui, les fourrures de mon pourpoint ne me servent plus que d’enjolivement ; et tout cela ne me fait plus aucun effet, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, et sur ma tête une calotte. Suivez une semblable gradation, cela vous mènera loin ; aussi n’en ferai-je rien, et volontiers, si j’osais, je reviendrais sur ce que j’ai déjà commencé. Avec cette mode, vous survient-il quelque nouvel inconvénient, les réformes que vous avez déjà introduites ne vous sont plus d’aucune utilité : vous vous y êtes habitué, il vous faut en chercher d’autres. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer dans des régimes particuliers, auxquels ils s’astreignent superstitieusement ; ce qu’on fait ne suffit pas, il faut plus encore ; et après, encore davantage ; on n’en a jamais fini.

Nos occupations et nos plaisirs nous portent à donner plus d’importance au souper qu’au dîner ; l’estomac, d’après Montaigne, s’accommode mieux du contraire. — Pour mes occupations et notre plaisir, il est beaucoup plus commode de supprimer le dîner, comme faisaient les anciens, et de remettre à faire un repas copieux à l’heure où on se retire chez soi pour y prendre du repos, et ainsi ne pas interrompre la journée ; c’est ce que je faisais autrefois. Au point de vue de la santé, l’expérience m’a depuis enseigné qu’au contraire il vaut mieux maintenir le dîner, la digestion se faisant mieux quand on est éveillé. — Je ne suis guère sujet à être altéré, pas plus quand je me porte bien que lorsque je suis malade ; dans ce dernier cas, j’ai assez fréquemment la bouche sèche, mais ce n’est pas de la soif, et d’ordinaire je ne