Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/69

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qu’on l’ait rendue, et, durant ce temps, on entretient, en les chauffant, une chaleur continue à l’estomac et aux pieds. Les Allemands ont de particulier que la plupart se font, dans le bain, appliquer des ventouses scarifiées. Les Italiens pratiquent les douches, qui se donnent au moyen de conduites qui amènent cette eau chaude dans des espèces de gouttières, d’où elle tombe ; on la reçoit ainsi pendant une heure le matin et autant l’après-dîner, un mois durant, soit sur la tête, soit sur l’estomac, soit sur toute autre partie du corps à laquelle on veut en faire l’application. Il y a une infinité d’autres coutumes propres à chaque contrée ou, pour mieux dire, il n’y a presque aucune ressemblance entre ce qui se fait chez les uns et ce qui a lieu chez les autres. Voilà comment cette partie de la médecine, la seule que je me sois laissé aller à pratiquer, bien que constituant le moins artificiel des procédés dont elle use, a cependant, elle aussi, sa bonne part de la confusion et de l’incertitude qui se voient partout ailleurs dans cet art.

Les poètes traitent avec plus d’emphase et de grâce que nous, tous les sujets qu’ils abordent, témoin ces deux épigrammes : « Hier, le médecin Alcon a touché la statue de Jupiter ; et, quoique de marbre, le dieu a éprouvé le pouvoir du médecin. Aujourd’hui, on le tire de son vieux temple et on va l’enterrer, tout dieu et pierre qu’il est (Ausone). » — Andragoras s’est baigné hier avec nous, puis "soupé gaiement ; ce matin, on l’a trouvé mort. Veux-tu savoir, Faustinus, la cause d’un trépas si subit ? Il a vu en songe le médecin Hermocrate (Martial). » — Sur ce même sujet, je voudrais rapporter deux contes.

Conte assez plaisant contre les gens de loi et les médecins. — Le baron de Caupène en Chalosse et moi, avons en commun le droit de patronage sur un bénéfice du nom de Lahontan, qui est de grande étendue et situé au pied de nos montagnes. Il en est des habitants de ce coin de terre, comme l’on dit être de ceux de la vallée d’Angrougne:ils avaient une vie à part, des façons, des vêtements, des mœurs à part ; étaient régis et administrés suivant des institutions et des coutumes particulières qui se transmettaient de père en fils et qu’ils observaient, sans y être autrement obligés que par le respect qu’ils portaient à un ordre de choses établi. Ce petit état s’était, de tous temps, maintenu dans de si heureuses conditions, qu’aucun juge du voisinage n’avait eu à s’occuper de ses affaires, aucun avocat n’avait eu à y donner de consultations, aucun étranger n’y avait été appelé pour mettre fin aux querelles qui s’y élevaient ; jamais on n’avait vu quelqu’un du pays se livrer à la mendicité; on y fuyait les alliances et les rapports avec le monde du dehors pour ne pas altérer la pureté des des institutions. Cela dura, ainsi qu’ils le content eux-mêmes, le tenant de la mémoire de leurs pères, jusqu’à ce que l’un d’eux, l’âme piquée d’une noble ambition, s’avisa, pour mettre son nom en relief et acquérir de la réputation, de faire d’un de ses enfants un maître Jean, ou un maître Pierre, autrement dit un person-