Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/85

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médecins ; peut-être tomberai-je en pareille faiblesse, je ne puis répondre de ma fermeté dans l’avenir ; mais alors aussi, si quelqu’un vient à s’enquérir auprès de moi de ma santé, je pourrai lui dire comme Périclès, montrant ma main enveloppée et enduite d’un onguent quelconque : « Vous pouvez en juger par là. » Ce sera bien là le signe évident d’une maladie grave ; si l’impatience et la frayeur m’ont gagné au point que mon jugement en soit aussi étonnamment désemparé, on pourra en conclure que j’ai l’âme en proie à une bien forte fièvre.

J’ai pris la peine de plaider cette causé que j’entends assez mal, pour justifier un peu et affermir en moi la répulsion que je tiens de mes ancêtres et que, d’instinct, j’éprouve contre les drogues et les pratiques de la médecine telle qu’elle s’exerce de nos jours ; et cela, afin que ce ne soit pas de ma part le fait d’une idée préconçue et irraisonnée, qu’elle révête une forme tant soit peu précise, que ceux qui me voient si rebelle aux exhortations et aux menaces qu’on me fait quand la maladie m’oppresse, ne s’imaginent pas que c’est par pur entêtement, [1] ou encore qu’un de ces individus, qui prennent tout par le mauvais côté, ne juge pas que ce soit par gloriole ; et vraiment, ce serait un désir bien singulier que de vouloir me faire honneur d’une action qui m’est commune avec mon jardinier et mon muletier ! Certes, je n’ai pas le cœur si bouffi d’orgueil que j’aille échanger une satisfaction comme la santé, si sérieuse, de si grande importance, si douce à posséder, pour une autre imaginaire, immatérielle, éthérée comme la gloire. Fût-elle celle des quatre fils Aymon, elle serait achetée trop cher, par un homme dans mes idées, au prix de trois violents accès de colique Par Dieu ! la santé, la santé, avant tout. — Ceux qui aiment la médecine de notre époque, peuvent aussi avoir pour cela leurs raisons bonnes, grandes et fortes ; je ne hais pas les idées en contradiction avec les miennes ; il s’en faut même tant que je m’offusque de la divergence qui peut exister entre ma manière de voir et celle des autres, et cela m’empêche si peu de m’accommoder de la société de gens qui pensent et agissent autrement que moi, que je considère, au contraire, comme étant bien moins fréquent encore qu’il y ait en nous-mêmes accord entre nos humeurs et nos desseins ; la variété, du reste, est une des propriétés les plus inhérentes à la nature et se retrouve plus encore dans les esprits que dans les corps, les premiers étant plus souples et plus susceptibles de transformations. Il n’y a jamais eu au monde deux opinions identiques, non plus que deux poils ou deux grains qui l’aient été. De toutes les qualités, la plus universelle c’est la diversité ; on la retrouve en toutes choses.



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