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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/125

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CHAPITRE XV.

meilleures occupations. Et combien ai-je vu de mon temps d’hommes abêtis par téméraire avidité de science ? Carnéade s’en trouva si affollé, qu’il n’eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ni ne veux gâter ses mœurs généreuses par l’incivilité et barbarie d’autrui. La sagesse française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure et n’avait guères de tenue. À la vérité, nous voyons encore qu’il n’est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on a conçue ; et, hommes faits, on n’y voit aucune excellence. J’ai ouï tenir à gens d’entendement que ces colléges où on les envoie, de quoi ils ont foison, les abrutissent ainsi.

Au nôtre, un cabinet, un jardin, la table et le lit, la solitude, la compagnie, le matin et le vêpre, toutes heures lui seront une, toutes places lui seront étude ; car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilége de se mêler partout. Isocrate l’orateur, étant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu’il eut raison de répondre : « Il n’est pas maintenant temps de ce que je sais faire ; et ce de quoi il est maintenant temps, je ne le sais pas faire; » car de présenter des harangues ou des disputes de rhétorique à une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, ce serait un mélange de trop mauvais accord ; et autant en pourrait-on dire de toutes les autres sciences. Mais, quant à la philosophie, en la partie où elle traite de l’homme et de ses devoirs et offices, c’a été le jugement commun de tous les sages, que, pour la douceur de sa conversation, elle ne devait être refusée ni aux festins