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CHAPITRE XXV.

et rendre parfois des soupirs tranchants, quoique nous en tirons aucun signes par où il semble qu’il leur reste encore de la connaissance, et quelques mouvements que nous leur voyons faire du corps ; j’ai toujours pensé, dis-je, qu’ils avaient et l’âme et le corps ensevelis et endormis, et ne pouvais croire qu’à un si grand étonnement des membres, et si grande défaillance des sens, l’âme pût maintenir aucune force au dedans pour se reconnaître ; et que, par ainsi, ils n’avaient aucun discours qui les tourmentât, et qui leur put faire juger et sentir la misère de leur condition ; et que, par conséquent, ils n’étaient pas fort à plaindre.

Je n’imagine aucun état pour moi si insupportable et horrible que d’avoir l’âme vive et affligée, sans moyen de se déclarer ; comme je dirais de ceux qu’on envoie au supplice, leur ayant coupé la langue (si ce n’était qu’en cette sorte de mort la plus muette me semble la mieux séante, si elle est accompagnée d’un ferme visage et grave) ; et comme ces misérables prisonniers qui tombent aux mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentés de toute espèce de cruel traitement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible, tenus cependant en condition et en lieu où ils n’ont moyen quelconque d’expression et signification de leurs pensées et de leur misère, les poëtes ont feint quelques dieux favorables à la délivrance de ceux qui traînaient ainsi une mort languissante : et les voix et réponses courtes et décousues qu’on leur arrache quelquefois, à force de crier autour de leurs oreilles et de les tempêter, ou des mouvements qui semblent avoir quelque consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est