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ESSAIS DE MONTAIGNE

sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maître de France ; il se ronge de soin et de vigilance. Tout cela n’est qu’un batelage auquel la famille même complote : du grenier, du cellier, voire et de sa bourse, d’autres ont la meilleure part de l’usage, cependant qu’il en a les clefs en sa gibecière, plus chèrement que ses yeux. Cependant qu’il se contente de l’épargne et chicheté de sa table, tout est en débauche en divers réduits de sa maison, en jeu et en dépense, et en l’entretien des comptes de sa vaine colère et prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui. Si, par fortune, quelque chétif serviteur s’y adonne[1], soudain il lui est mis en soupçon, qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soi-même. Quantes fois s’est-il vanté à moi de la bride qu’il donnait aux siens, et exacte obéissance et révérence qu’il en recevait ! combien il voyait clair en ses affaires ! Je ne sache homme qui pût apporter plus de parties, et naturelles et acquises, propres à conserver la maîtrise, qu’il fait ; et si en est déchu comme un enfant ; partant l’ai-je choisi, parmi plusieurs telles conditions que je connais, comme plus exemplaire.

Ce serait matière à une question scolastique : « S’il est ainsi mieux ou autrement ? » En présence, toutes choses lui cèdent ; et laisse-t-on ce vain cours à son autorité, qu’on ne lui résiste jamais : on le croit, on le craint, on le respecte tout son soûl. Donne-t-il congé à un valet ? il plie son paquet, le voilà parti, mais hors de devant lui seulement : les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troublés, qu’il vivra et fera son office

  1. S’attache à lui.