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ESSAIS DE MONTAIGNE.

que et outré jusqu’au vif d’une offense, s’armerait dos armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance, et, après un grand conflit, s’en rendrait enfln maître, ferait sans doute beaucoup plus. Celui-là ferait bien, et celui-ci vertueusement : l’une action se pourrait dire bonté, l’autre vertu ; car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie[1]. C’est à l’aventure pourquoi nous nommons Dieu bon, fort, et libéral et juste ; mais nous ne le nommons pas vertueux ; ses opérations sont toutes naïves et sans effort.

Des philosophes, non-seulement stoïciens, mais encore épicuriens, il y en a plusieurs qui ont jugé que ce n’était pas assez d’avoir l’âme en bonne assiette, bien réglée et bien disposée à la vertu ; ce n’était pas assez d’avoir nos résolutions et nos discours au-dessus de tous les efforts de fortune, mais qu’il fallait encore rechercher les occasions d’en venir à la preuve ; ils veulent quêter de la douleur, de la nécessité et du mépris, pour les combattre et pour tenir leur âme en haleine. C’est l’une des raisons pourquoi Épaminondas, qui était encore d’une tierce secte[2], refuse des richesses que la fortune lui met en main par une voie très-légitime, pour avoir, dit-il, à s’escrimer contre la pauvreté, en laquelle extrême il se maintint toujours. Socrate s’essayait, ce me semble, encore plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme, qui est un essai à fer émoulu. Metellus ayant, seul de tous les sénateurs romains, entrepris, par l’effort de sa vertu, de soutenir la violence

  1. Sans partie, adverse, sans opposition.
  2. De la secte pythagoricienne.