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ESSAIS DE MONTAIGNE.

semble la voir marcher d’un victorieux pas et triomphant, on pompe et à son aise, sans empêchement ni destourbier[1]. Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraie philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrate seulement franc de crainte et de passion en l’accident de sa prison, de ses fers et de sa condamnation ? et qui ne reconnaît en lui non-seulement de la fermeté et de la constance (c’était son assiette ordinaire que celle-là), mais encore je ne sais quel contentement nouveau et une allégresse enjouée en ses propos et façons dernières ? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa jambe après que les fers en furént hors, accuse-t-il pas une pareille douceur et joie en son âme pour être désenforgées[2] des incommodités passées et à même d’entrer en connaissance des choses à venir ? Aristippus, à ceux qui plaignaient Socrate de sa mort : « Les dieux m’en envoient une telle ! » fit-il[3].

Or qu’il ne soit plus beau, par une haute et divine résolution, d’empêcher la naissance des tentations et do s’être formé à la vertu, de manière que les semences mêmes de vices en soient déracinées, que d’empêcher à vive force leur progrès, et, s’étant laissé surprendre aux émotions premières des passions, s’armer et se bander pour arrêter leur course et les vaincre ; et que ce second effet ne soit encore plus beau que d’être simplement

  1. Trouble.
  2. Dégagée.
  3. Montaigne s’évertue à admirer exclusivement la mort de Socrate, comme si la religion chrétienne n’offrait pas des milliers et des milliers de ses enfants dont la mort et la vie furent certainement bien plus dignes d’admiration.