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ESSAIS DE MONTAIGNE.

si sa postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l’être, nous n’avons aucune communication avec ce qui est ; et serait meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.

Bertrand du Glesclin mourut au siége du château de Randon, près du Puy en Auvergne ; les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé. Barthélemy d’Alvianne, général de l’armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant été rapporté à Venise par le Veronais, terre ennemie, la plupart de ceux de l’armée était d’avis qu’on demandât sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone ; mais Théodore Trivulce y contredit, et choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat : « N’étant convenable, disait-il, que celui qui, en sa vie, n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort, fit démonstration de les craindre. » De vrai, en chose voisine, par les lois grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui était plus loisible d’en dresser trophée. À celui qui en était requis, c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gagné sur les Corinthiens ; et, au rebours, Agésilas assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Béotiens.

Ces traits se pourraient trouver étranges, s’il n’était reçu de tout temps, non seulement d’étendre le soin de nous au-delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tom-