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ESSAIS DE MONTAIGNE.

le rejetent de son branle, où il lui faut sur-le-champ prendre nouveau parti. Si est-ce qu’à l’entrevue du pape Clément et du roi François à Marseille, il advint, tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourri au barreau, en grande réputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l’ayant de longue main pour pensée, voire, à ce qu’on dit, apportée de Paris toute prête, le jour même qu’elle devait être prononcée, le Pape craignant qu’on lui tînt propos qui pût offenser les ambassadeurs des autres princes qui étaient autour de lui, manda au Roi l’argument qui lui semblait être le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune tout autre que celui sur lequel monsieur Poyet s’était travaillé ; de façon que sa harangue demeurait inutile, et lui en fallait promptement refaire une autre ; mais s’en sentant incapable, il fallut que monsieur le cardinal du Bellay en prît la charge.

La part de l’avocat est plus difficile que celle du prêcheur ; et nous trouvons pourtant, ce m’est avis, plus de passables avocats que prêcheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l’esprit d’avoir son opération prompte et soudaine, et plus le propre du jugement de l’avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s’il n’a loisir de se préparer, et celui aussi à qui le loisir ne donne avantage de mieux dire, sont en pareil degré d’étrangeté.

On récite de Severus Cassius, qu’il disait mieux sans y avoir pensé ; qu’il devait plus à la fortune qu’à sa diligence ; qu’il lui venait à profit d’être troublé en parlant ; et que ses adversaires craignaient de le piquer, de peur que la colère ne lui fît redoubler son éloquence. Je con-