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CHAPITRE XIII.

la raison. D’où il est advenu à plusieurs grands capitaines anciens, pour donner crédit à ces conseils téméraires, d’alléguer à leurs gens qu’il y étaient conviés par quelque inspiration, par quelque signe pronostic.

Voilà pourquoi, en cette incertitude et perplexité que nous apporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultés que les divers accidents et circonstances de chaque chose tirent, le plus sûr, quand autre considération ne nous y convierait, est, à mon avis, de se rejeter au parti où il y a plus d’honnêteté et de justice ; et, puisqu’on est en doute du plus court chemin, tenir toujours le droit, comme en ces deux exemples, que je viens de proposer ; il n’y a point de doute qu’il ne fût plus beau et plus généreux à celui qui avait reçu l’offense de la pardonner, que s’il eût fait autrement. S’il en est mésadvenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein ; et ne sait-on, quand il eût pris le parti contraire, s’il eût échappé à la fin à laquelle son destin l’appelait ; et si eût perdu la gloire d’une telle humanité.

Il se voit, dans les histoires, force gens en cette crainte ; d’où la plupart ont suivi le chemin de courir au-devant des conjurations qu’on faisait contre eux, par vengeance et par supplices ; mais j’en vois fort peu auxquels ce remède ait servi ; témoins tant d’empereurs romains. Celui qui se trouve en ce danger ne doit pas beaucoup espérer ni de sa force ni de sa vigilance ; car combien est-il malaisé de se garantir d’un ennemi qui est couvert du visage du plus officieux ami que nous ayons, et de connaître les volontés et pensements intérieurs de ceux qui nous assistent ! Il a beau employer des nations