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LETTRES PERSANES.


et cet air content, que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C’est bien pis en Turquie, où l’on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n’a ri, depuis la fondation de la monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu’il y a entre eux : ils ne se voient que lorsqu’ils y sont forcés par la cérémonie. L’amitié, ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue ; ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une compagnie qui les attend ; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée. [1]

Un jour que je m’entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit : Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c’est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves, dont le cœur et l’esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu, que l’on tient de la nature, et ils les ruinent, depuis l’enfance qu’ils vous obsèdent.

Car, enfin, défaites-vous des préjugés : que peut-on attendre de l’éducation qu’on reçoit d’un misérable, qui fait consister son honneur à garder les femmes d’un autre, et s’enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains ; qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de ses vertus, parce qu’il y est porté par envie, par jalousie et par désespoir ; qui, brûlant de se venger des deux sexes, dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu’il puisse désoler le plus faible ; qui, tirant de son imperfection, de sa laideur et de

  1. A. C. Isolée des autres.