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LETTRES PERSANES

Dès que je fus habillé, ou peu s’en fallait, mon homme me fit précipitamment descendre. Commençons, dit-il, par acheter[1] un carrosse, et établissons l’équipage. En effet, nous achetâmes, non-seulement un carrosse, mais encore[2] pour cent mille francs de marchandises, en moins d’une heure : tout cela se fit promptement, parce que mon homme ne marchanda rien, et ne compta jamais ; aussi ne déplaça-t-il pas.[3] Je rêvais sur tout ceci ; et, quand j’examinais cet homme, je trouvais en lui une complication singulière de richesses et de pauvreté ; de manière que je ne savais que croire. Mais enfin, je rompis le silence ; et le tirant à part, [4] je lui dis : Monsieur, qui est-ce qui payera tout cela ? Moi, dit-il :[5] venez dans ma chambre ; je vous montrerai des trésors immenses, et des richesses enviées des plus grands monarques ; mais elles ne le seront pas de vous, qui les partagerez toujours avec moi. Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage ; et, par une échelle, nous nous guindons à un sixième, qui était un cabinet ouvert aux quatre vents, dans lequel il n’y avait que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j’ai fait d’abord ce que je fais depuis vingt-cinq ans, qui est d’aller visiter mon œuvre : j’ai vu que le grand jour était venu, qui devait me rendre plus riche qu’homme qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille ? Elle a à présent toutes les qualités que

  1. A. C. Commençons par aller acheter un carrosse et établissons d’abord l’équipage.
  2. Mais aussi.
  3. Je suppose que c’est un gasconisme qu’on peut traduire par : aussi ne déboursa-t-il pas.
  4. A. C. Et le tirant à quartier.
  5. A. C. Moi, me dit-il.