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LETTRES PERSANES.


autre précaution ; car il joignit, à la toile qui nous empêchait d’être vues, un rideau si épais, que nous ne pouvions absolument voir personne.

Quand nous fûmes arrivées à cette rivière, qu’il faut traverser, chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîte, et se fit porter dans le bateau : car on nous dit que la rivière était pleine de monde. Un curieux, qui s’approcha trop près du lieu où nous étions enfermées, reçut un coup mortel, qui lui ôta pour jamais la lumière du jour ; un autre, qu’on trouva se baignant tout nu sur le rivage, eut le même sort ; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au nôtre ces deux infortunés.

Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes au milieu du fleuve, un vent si impétueux s’éleva, et un nuage si affreux couvrit les airs, que nos matelots commencèrent à désespérer. Effrayées de ce péril, nous nous évanouîmes presque toutes. Je me souviens que j’entendis la voix et la dispute de nos eunuques, dont les uns disaient qu’il fallait nous avertir du péril et nous tirer de notre prison ; mais leur chef soutint toujours qu’il mourrait plutôt que de souffrir que son maître fût ainsi déshonoré, et qu’il enfoncerait un poignard dans le sein de celui qui ferait des propositions si hardies. Une de mes esclaves, toute hors d’elle, courut vers moi, déshabillée, pour me secourir ; mais un eunuque noir la prit brutalement, et la fit rentrer dans l’endroit d’où elle était sortie. Pour lors, je m’évanouis, et ne revins à moi qu’après que le péril fut passé.[1]

Que les voyages sont embarrassants pour les femmes ! Les hommes ne sont exposés qu’aux dangers qui menacent

  1. A. C. Que lorsque le péril fut passé.