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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/195

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LETTRE XLVIII.


volontiers de sa chute ; il foudroie en public ; mais il est doux comme un agneau en particulier. Il me semble, dis-je, qu’on le distingue beaucoup et qu’on a de grands égards pour lui. Comment ! si on le distingue ? C’est un homme nécessaire ; il fait la douceur de la vie retirée ; petits conseils, soins officieux, visites marquées ; il dissipe un mal de tête mieux qu’homme du monde ; il est excellent. [1]

Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé, qui fait quelquefois des grimaces et a un langage différent des autres ; qui n’a pas d’esprit pour parler, mais qui parle pour avoir de l’esprit ? C’est, me répondit-il, un poëte, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là disent qu’ils sont nés ce qu’ils sont ; cela est vrai, et aussi ce qu’ils seront toute leur vie, c’est-à-dire presque toujours les plus ridicules de tous les hommes ; aussi ne les épargne-t-on point ; on verse sur eux le mépris à pleines mains. [2] La famine a fait entrer celui-ci dans cette maison ; et il y est bien reçu du maître et de la maîtresse, dont la bonté et la politesse ne se démentent à l’égard de personne ; il fit leur épithalame lorsqu’ils se marièrent ; c’est ce qu’il a fait de mieux en sa vie ; car il s’est trouvé que le mariage a été aussi heureux qu’il l’a prédit.

Vous ne le croiriez pas peut-être, ajouta-t-il, entêté comme vous êtes des préjugés de l’Orient ; il y a, parmi nous, des mariages heureux et des femmes dont la vertu est un gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent

  1. A. C’est un homme excellent.
  2. « Poète, mauvais métier, qui fait mourir de faim son maître, ou le fait pendre, » écrit en 1720 l’avocat Mathieu Marais, Journal et Mémoires, t. I, p. 286.