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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/215

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LETTRE LIV.


étonné. Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras : J’y étais quand il les fit ; c’était dans un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous nous raillerons toi et moi, et l’on dira : Voyez comme ils s’attaquent, comme ils se défendent ; ils ne s’épargnent pas ; voyons comment il sortira de là ; à merveille ; quelle présence d’esprit ! voilà une véritable bataille ! Mais on ne dira pas que nous nous étions escarmouchés la veille. [1] Il faudra acheter de certains livres, qui sont des recueils de bons mots, composés à l’usage de ceux qui n’ont point d’esprit, et qui en veulent contrefaire ; tout dépend d’avoir des modèles. Je veux qu’avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation d’une heure, toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir une attention ; c’est de soutenir leur fortune : ce n’est pas assez de dire un bon mot, [2] il faut le répandre et le semer partout ; sans cela, autant de perdu ; et je t’avoue qu’il n’y a rien de si désolant que de voir une jolie chose, qu’on a dite, mourir dans l’oreille d’un sot qui l’entend. [3] Il est vrai que souvent il y a une compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent incognito ; et c’est la seule chose qui peut nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu’il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets, avant six mois, une place à l’Académie : c’est pour te dire que le travail ne sera pas long : car pour lors tu pourras renoncer à ton art ; tu seras homme d’esprit, malgré que tu en aies. On remarque, en France, que, dès qu’un homme entre dans une compagnie, il prend

  1. A. C. Dès la veille.
  2. A. C. Ce n’est pas tout que de dire un bon mot : il faut le publier, il faut le répandre et le semer partout.
  3. A. Qui l’attend.