LETTRE LVI.
Le jeu est très en usage en Europe : c’est un état que d’être joueur ; ce seul titre tient lieu de naissance, de bien, de probité : il met tout homme qui le porte au rang des honnêtes gens, [1] sans examen ; quoiqu’il n’y ait personne qui ne sache, qu’en jugeant ainsi, il s’est trompé très-souvent : mais on est convenu d’être incorrigible.
Les femmes y sont surtout très-adonnées. Il est vrai qu’elles ne s’y livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus chère ; mais, à mesure qu’elles vieillissent, leur passion pour le jeu semble rajeunir, et cette passion remplit tout le vide des autres.
Elles veulent ruiner leurs maris ; et, pour y parvenir, elles ont des moyens pour tous les âges, depuis la plus tendre jeunesse, jusqu’à la vieillesse la plus décrépite : les habits et les équipages commencent le dérangement, la coquetterie l’augmente, le jeu l’achève.
J’ai vu souvent neuf ou dix femmes, ou plutôt neuf ou
- ↑ Honnêtes gens, au XVIIe et au XVIIIe siècle, est synonyme de gens bien nés, gens de bonne société.