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LETTRES PERSANES.


ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps le plus miraculeux de notre invincible monarque : y a-t-il rien de si grand que ce qu’il faisait alors pour détruire l’hérésie ? [1] Et comptez-vous pour rien l’abolition des duels, [2] dit, d’un air content, un autre homme qui n’avait point encore parlé ? La remarque est judicieuse, me dit quelqu’un à l’oreille : cet homme est charmé de l’édit ; et il l’observe si bien, qu’il y a six mois qu’il reçut cent coups de bâton, pour ne le pas violer.

Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d’une blancheur éblouissante, et leurs dieux noirs comme du charbon ; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui lui pendent jusqu’aux cuisses ; et qu’enfin tous les idolâtres aient représenté leurs dieux avec une figure humaine, et leur aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés.

Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c’est-à-dire la terre, qui n’est qu’un point de l’univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d’extravagance avec tant de petitesse.

De Paris, le 14 de la lune de saphar, 1714.

  1. Révocation de l’Édit de Nantes, en 1683.
  2. Édits de 1051 et de 1679 ; déclaration de 1711, etc. Voyez le Recueil des Duels, Paris, 1679, in-12.