Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
214
LETTRES PERSANES.

Si nous n’étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelquefois l’oublier ; si nous n’y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourrait l’affaiblir. Mais quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres, et nous mettent aussi loin d’eux que si nous en étions à cent mille lieues.

La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s’est pas bornée à leur donner des désirs ; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité ; elle nous a mises dans le feu des passions pour les faire vivre tranquilles ; s’ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.

Cependant, Usbek, ne t’imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne : j’ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas. Mon imagination a travaillé sans cesse à m’en faire connaître le prix ; j’ai vécu, et tu n’as fait que languir.

Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi. Tu ne saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes : et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.

Continue, cher Usbek ; fais veiller sur moi nuit et jour ; ne te fie pas même aux précautions ordinaires ; augmente mon bonheur en assurant le tien ; et sache que je ne redoute rien que ton indifférence.

Du sérail d’Ispahan, le 2 de la lune de rébiab 1, 1714.