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LETTRES PERSANES.


qu’ils sont forcés ; on ne voit point les gens tels qu’ils sont, mais tels qu’on les oblige d’être ; dans cette servitude du cœur et de l’esprit, on n’entend parler que la crainte, qui n’a qu’un langage, et non pas la nature, qui s’exprime si différemment, et qui paraît sous tant de formes.

La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue : tout parle, tout se voit, tout s’entend ; le cœur se montre comme le visage ; dans les mœurs, dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit toujours quelque chose de naïf.

Il faut, pour plaire aux femmes, un certain talent différent de celui qui leur plaît encore davantage ; il consiste dans une espèce de badinage dans l’esprit, qui les amuse, en ce qu’il semble leur promettre à chaque instant ce qu’on ne peut tenir que dans de trop longs intervalles.

Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes, [1] semble être parvenu [2] à former le caractère général de la nation : on badine au conseil, on badine à la tête d’une armée, on badine avec un ambassadeur. Les professions ne paraissent ridicules qu’à proportion du sérieux qu’on y met : un médecin ne le serait plus, si ses habits étaient moins lugubres, et s’il tuait ses malades en badinant.

De Paris, le 10 de la lune de rébiab 1, 1714.

  1. On dirait aujourd’hui pour les boudoirs. Au XVIIIe siècle, c’était dans leurs élégants cabinets de toilette que les dames recevaient des visites. Nous, savons qu’à un moment donné, c’était la mode d’avoir sur sa toilette quelque gros volume de l’Encyclopédie ou les in-quarto dorés de l’abbé Raynal.
  2. A. C. Semble être venu à former, etc.