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LETTRES PERSANES.


comme ceux-là, peuvent avoir de l’orgueil : aussi en ont-ils. Ils le fondent ordinairement sur deux choses bien considérables. Ceux qui vivent dans le continent de l’Espagne et du Portugal se sentent le cœur extrêmement élevé, lorsqu’ils sont ce qu’ils appellent de vieux chrétiens ; c’est-à-dire, qu’ils ne sont pas originaires de ceux à qui l’inquisition a persuadé dans ces derniers siècles d’embrasser la religion chrétienne. Ceux qui sont dans les Indes ne sont pas moins flattés, lorsqu’ils considèrent qu’ils ont le sublime mérite d’être, comme ils disent, hommes de chair blanche. Il n’y a jamais eu, dans le sérail du Grand Seigneur, de sultane si orgueilleuse de sa beauté, que le plus vieux et le plus vilain mâtin ne l’est de la blancheur olivâtre de son teint, lorsqu’il est dans une ville du Mexique, assis sur sa porte, les bras croisés. Un homme de cette conséquence, une créature si parfaite, ne travaillerait pas pour tous les trésors du monde ; et ne se résoudrait jamais, par une vile et mécanique industrie, de compromettre l’honneur et la dignité de sa peau.

Car il faut savoir que lorsqu’un homme a un certain mérite en Espagne, comme, par exemple, quand il peut ajouter aux qualités dont je viens de parler celle d’être le propriétaire d’une grande épée, ou d’avoir appris de son père l’art de faire jurer une discordante guitare, il ne travaille plus : son honneur s’intéresse au repos de ses membres. Celui qui reste assis dix heures par jour obtient précisément la moitié plus de considération qu’un autre qui n’en reste que cinq, parce que c’est sur les chaises que la noblesse s’acquiert.

Mais, quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade d’une tranquillité philosophique, ils ne l’ont pourtant pas dans le cœur ; car ils sont toujours