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LETTRES PERSANES.


cérémonie chez le gouverneur de la ville lui demander la permission de se brûler ; mais comme, dans les pays soumis aux mahométans, on abolit, tant qu’on peut, cette cruelle coutume, il la refusa absolument.

Lorsqu’elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. Voyez, disait-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ! A-t-on jamais rien vu de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont bien brûlées ! Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche et se met à crier comme un enragé.

Il se trouva là par hasard un jeune bonze : [1] Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l’esprit de cette femme ? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé ; mais si elle m’en croit, elle consommera son sacrifice ; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! je ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin et d’ailleurs si vieux, que, si le dieu Brama n’a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !... pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me séduisaient, et qui savaient de quelle manière je vivais avec lui, n’avaient garde de me tout dire ; mais si le dieu Brama n’a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur

  1. Les bonzes sont les prêtres bouddhistes de la Chine ; il n’y en a point dans l’Inde, Montesquieu les a confondus avec les brahmanes.