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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/463

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LETTRE CXLI.


demeure heureuse, que, toujours hors d’elle-même, elle n’avait pas fait une seule réflexion : elle avait joui de son bonheur sans le connaître, et sans avoir eu un seul de ces moments tranquilles, où l’âme se rend, pour ainsi dire, compte à elle-même, et s’écoute dans le silence des passions.

Les bienheureux ont des plaisirs si vifs, qu’ils peuvent rarement jouir de cette liberté d’esprit : c’est pour cela qu’attachés invinciblement aux objets présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées, et n’ont plus aucun souci de ce qu’ils ont connu ou aimé dans l’autre vie.

Mais Anaïs, dont l’esprit était vraiment philosophe, avait passé presque toute sa vie à méditer : elle avait poussé ses réflexions beaucoup plus loin qu’on n’aurait dû l’attendre d’une femme laissée à elle-même. La retraite austère que son mari lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avantage.

C’est cette force d’esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont ses compagnes étaient frappées, et la mort qui devait être la fin de ses peines, et le commencement de sa félicité.

Ainsi elle sortit peu à peu de l’ivresse des plaisirs, et s’enferma seule dans un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces sur sa condition passée, et sur sa félicité présente ; elle ne put s’empêcher de s’attendrir sur le malheur de ses compagnes : on est sensible à des tourments que l’on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la compassion : plus tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les secourir.

Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui