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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.


et l'Espagne, elles ont donné le ton à toute l’Europe ; Shakespeare s’en est inspiré. Aujourd’hui on poursuit la réalité, on n’admire que des bergères aussi crottées que leurs moutons ; il est tout simple qu’on trouve insipides et fanées ces peintures d’un autre temps. Mais pour qui voit dans l’art une façon d’exprimer l’idéal et de donner un corps aux rêves de l’imagination, cette littérature de convention ne manque pas d’un certain attrait. Elle est sans doute bien inférieure à ce sentiment de la nature qui fait d’Homère et de Dante des poètes immortels ; mais il ne faut pas lui refuser tout mérite, ni croire que nos aïeux aient été des gens sans goût parce qu’ils aimaient un genre de poésie que nous ne comprenons plus. Au XVIe siècle, la pastorale les reposait du bruit des armes ; elle leur donnait l’oubli de la dure réalité au milieu de laquelle ils vivaient. Au XVIIIe siècle, l’idylle s’est affadie ; la poésie ressemble à l’art qui n’aime plus que des contours arrondis et des formes amollies ; il est bon de la blâmer, mais on n’en peut méconnaître ni l’élégance, ni la recherche. C’est la littérature d’une société délicate, corrompue, sans énergie, mais avec tous ses défauts cette littérature a un charme étrange, et comme un parfum d’autant plus dangereux qu’il est plus raffiné.

Les critiques du temps, qui avaient peu de goût pour les poèmes en prose, se plaignaient que le Temple de Guide ne fût point en vers. D’Alembert, qui s’entend en poésie, comme un géomètre qu’il est, s’indigne de ce reproche :

« Le style poétique, si on entend comme on le doit par ce mot un style plein de chaleur et d’images, n'a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification ; mais si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d’épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l’Amour, et de semblables objets, la versification n’ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés : on y cherchera toujours en vain l’âme et la vie[1]. »

N’en déplaise à d’Alembert, les critiques avaient raison. Pour faire accepter ces bergers galants, ces nymphes bocagères, ces dieux, ces déesses qui n’ont jamais vécu que dans la fantaisie du poète, il faut une autre langue que celle de la politique et du com-

  1. D’Alembert, Éloge de Montesquieu.