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CHAPITRE XIV.


TIBÈRE[1].


Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose, et, enfin, les renverser dans un moment et couvrir les campagnes qu’elles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement et renversa[2] sous Tibère avec violence.

Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain[3]. Tibère se saisit de cette loi et l’appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n’étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même : car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une

  1. Comp. Saint-Évremond : Réflexions sur les Romains, ch. XVII.
  2. C'est-à-dire renversa toutes les institutions républicaines, et emporta la liberté.
  3. Trahison, sédition, concussion, etc.