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ARSACE ET ISMÉNIE.


plus permis d’en sortir. Je vis ce lieu fait pour l’abattement de tous et les désirs d’un seul ; ce lieu où, malgré le silence, les soupirs de l’amour sont à peine entendus ; ce lieu où règnent la tristesse et la magnificence, où tout ce qui est inanimé est riant, et tout ce qui a de la vie est sombre, où tout se meut avec le maître, et tout s’engourdit avec lui.

Je fus présenté le même jour à la princesse ; elle pouvait m’accabler de ses regards, et il ne me fut pas permis de lever les miens. Étrange effet de la grandeur ! Si ses yeux pouvaient parler, les miens ne pouvaient répondre. Deux eunuques avaient un poignard à la main, prêts à expier dans mon sang l’affront de la regarder.

Quel état pour un cœur comme le mien, d’aller porter dans mon lit l’esclavage de la cour, suspendu entre les caprices et les dédains superbes, de ne sentir plus que le respect, et de perdre pour jamais ce qui peut faire la consolation de la servitude même, la douceur d’aimer et d’être aimé !

Mais quelle fut ma situation lorsqu’un eunuque de la princesse vint me faire signer l’ordre de faire sortir de mon palais toutes mes femmes. Signez, me dit-il, sentez la douceur de ce commandement : je rendrai compte à la princesse de votre promptitude à obéir. Mon visage se couvrit de larmes ; j’avais commencé d’écrire, et je m’arrêtai. De grâce, dis-je à l’eunuque, attendez ; je me meurs… Seigneur, me dit-il, il y va de votre tête et de la mienne ; signez : nous commençons à devenir coupables ; on compte les moments ; je devrais être de retour. Ma main tremblante ou rapide (car mon esprit était perdu) traça les caractères les plus funestes que je pusse former.

Mes femmes furent enlevées la veille de mon mariage ;