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ARSACE ET ISMÉNIE.


beaux fruits. Je lui donnai quelques pièces d’argent ; il les prit, laissa le panier, et ne parut plus. Je portai le panier à Ardasire ; je le trouvai plus pesant que je ne pensais. Nous mangeâmes le fruit, et nous trouvâmes que le fond était plein de dariques. C’est le génie, dit-on dans toute la maison, qui a apporté un trésor ici pour les dépenses des noces.

Je suis convaincue, disait Ardasire, que c’est un génie qui fait ces prodiges en notre faveur. Aux intelligences supérieures à nous, rien ne doit être plus agréable que l’amour : l’amour seul a une perfection qui peut nous élever jusqu’à elles. Arsace, c’est un génie qui connaît mon cœur, et qui voit à quel point je vous aime. Je voudrais le voir, et qu’il pût me dire à quel point vous m’aimez.

Je reprends ma narration.

La passion d’Ardasire et la mienne prirent des impressions de notre différente éducation et de nos différents caractères. Ardasire ne respirait que pour aimer ; sa passion était sa vie ; toute son âme était de l’amour. Il n’était pas en elle de m’aimer moins ; elle ne pouvait non plus m’aimer davantage. Moi, je parus aimer avec plus d’emportement, parce qu’il semblait que je n’aimais pas toujours de même. Ardasire seule était capable de m’occuper ; mais il y eut des choses qui purent me distraire. Je suivais les cerfs dans les forêts, et j’allais combattre les bêtes féroces.

Bientôt je m’imaginai que je menais une vie trop obscure. Je me trouve, disais-je, dans les États du roi de Margiane ; pourquoi n’irais-je point à la cour ? La gloire de mon père venait s’offrir à mon esprit. C’est un poids bien pesant qu’un grand nom à soutenir, quand les vertus des hommes ordinaires sont moins le terme où il faut s’ar-