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ARSACE ET ISMÉNIE.


affreuse vengeance. Il s’enflammait, et je le voyais insensiblement approcher de son malheur. Il sortit de la salle du festin, et me mena dans un appartement plus reculé de ses jardins, suivi d’un seul eunuque et de mon esclave. Déjà sa fureur brutale allait l’éclaircir sur mon sexe. Ce fer, m’écriai-je, t’apprendra mieux que je suis un homme. Meurs, et qu’on dise aux enfers que l’époux d’Ardasire a puni tes crimes. Il tomba à mes pieds, et dans ce moment la porte de l’appartement s’ouvrit ; car sitôt que mon esclave avait entendu ma voix, il avait tué l’eunuque qui la gardait, et s’en était saisi. Nous fuîmes ; nous errions dans les jardins ; nous rencontrâmes un homme ; je le saisis : Je te plongerai, lui dis-je, ce poignard dans le sein, si tu ne me fais sortir d’ici. C’était un jardinier, qui, tout tremblant de peur, me mena à une porte qu’il ouvrit ; je la lui fis refermer, et lui ordonnai de me suivre.

Je jetai mes habits, et pris un manteau d’esclave. Nous errâmes dans les bois, et, par un bonheur inespéré, lorsque nous étions accablés de lassitude, nous trouvâmes un marchand qui faisait paître ses chameaux ; nous l’obligeâmes de nous mener hors de ce funeste pays.

A mesure que j’évitais tant de dangers, mon cœur devenait moins tranquille. Il fallait revoir Ardasire, et tout me faisait craindre pour elle. Ses femmes et ses eunuques lui avaient caché l’horreur de notre situation ; mais, ne me voyant plus auprès d’elle, elle me croyait coupable ; elle s’imaginait que j’avais manqué à tant de serments que je lui avais faits. Elle ne pouvait concevoir cette barbarie de l’avoir fait enlever sans lui rien dire. L’amour voit tout ce qu’il craint. La vie lui devint insupportable ; elle prit du poison ; il ne fit pas son effet violemment.